On a rencontré les jumelles d’Ibeyi pour la sortie de leur deuxième album, Ash. L’occasion de parler musique, féminisme et politique, avec ces Françaises adoubées par Beyoncé.
Depuis 2015, Ibeyi ont parcouru le monde. De Paris, où elles ont grandi, à Cuba, île de leurs origines où elles ont joué à l’occasion d’un défilé Chanel, en passant par la Nouvelle-Orléans le temps du tournage du Lemonade de Beyoncé, les deux jumelles ont essaimé leur pop métissée sous toutes les latitudes. Pas mal, pour deux musiciennes de 20 ans avec un seul album à leur actif. Un album qu’elles devaient à tout prix sortir, question, presque, de santé mentale: “On avait tout un deuil et une célébration à faire, cela pesait sur nos épaules”, disent-elle avec le recul, alors qu’on les rencontre avant un live, dans les loges de l’émission Quotidien. Un deuil, celui de leur père, le musicien cubain Angá Díaz, dont la mort en 2006 servira de déclic aux deux pré-adolescentes pour devenir musiciennes. Mais aussi celui de leur sœur aînée, Yanira, décédée en 2013. Une célébration, celle de leurs racines, de la musique et de la vie.
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Plus intense, plus politique, cet album les présente sous un jour nouveau: engagé et féministe.
Avec Ash, nouveau disque porté par l’entêtant single Away, Away, les jumelles Lisa et Naomi Díaz ont tourné une page. Plus intense, plus politique, cet album les présente sous un jour nouveau: engagé et féministe. Il suffit d’écouter le titre No Man is Big Enough For My Arms, pour lequel elles ont samplé le mémorable discours anti-sexiste de Michelle Obama. Ou d’écouter Transmission, sur lequel s’invitent, à travers des textes, Frida Kahlo et la poétesse américaine Claudia Rankine. Il suffit enfin de jeter un coup d’œil aux nombreux·ses collaborateurs·rices du disque, dont la rappeuse espagnole La Mala et la mythique bassiste et chanteuse Meshell Ndegeocello, fortes têtes de la scène musicale internationale, pour comprendre que Lisa et Naomi Díaz voulaient ici dire quelque chose d’elles et de leur vision du monde.
Quel a été le point de départ de ce nouvel album?
Lisa Díaz: Entre la fin de la tournée précédente et l’enregistrement de Ash, il y a eu seulement un mois de battement. En fait, on n’arrête jamais d’écrire. De cette manière-là, on tue la page blanche. On aime entrer en studio avec une trentaines de chansons, pour n’en garder que la moitié.
Naomi Díaz: On aime être prêtes. On sait où on veut aller. Beaucoup d’artistes se perdent faute de savoir où ils vont. Nous, ça ne nous arrivera jamais: depuis le début, on est très control freaks.
À quel point ce que vous avez vécu depuis la sortie de votre disque précédent a-t-il nourri ce nouvel album?
L.D.: Beaucoup. On a notamment joué sur les albums d’autres personnes, ce qui nous a permis de nous rendre compte que pour Ash, on avait envie de collaborations. Désormais, on est assez fortes, et assez convaincues de savoir qui nous sommes, pour pouvoir travailler avec d’autres tout en gardant notre identité.
Comment avez-vous choisi vos collaborateurs·rices? Notamment Meshell Ndegeocello et la rappeuse espagnole La Mala?
N.D.: On connaît Meshell Ndegeocello depuis qu’on est petites. On a écouté ses disques toute notre vie, elle avait joué une fois avec notre père et connaissait notre mère, qui est fan d’elle. On n’était pas proches, mais disons qu’elle savait qui on était. Et quand on lui a proposé de collaborer, elle a dit oui tout de suite. La Mala aussi, on écoute sa musique depuis longtemps et on a toujours été fan d’elle: c’est une femme forte, sensuelle, qui écrit très bien, et l’une des meilleures rappeuses hispanophones.
Tou·te·s ces collaborat·eurs·rices sont plus âgé·e·s que vous: les jeunes musicien·ne·s trouvent pas grâce à vos yeux?
L.D.: Ah tiens, c’est vrai ça, on ne s’en était même pas rendu compte.
N.D.: En effet; dans le travail, on est toujours entourées de gens plus âgés.
L.D.: Pourtant, on a énormément d’admiration pour plein de gens de notre âge. Je pense à King Krule, Bibi Bourelly, Little Simz…
N.D.: …Steve Lacy, The Internet…
“Quand j’avais sept ans, j’ai dit à ma grand-mère que j’avais envie d’être la prochaine présidente.” – Lisa Díaz
Votre maman assure une partie de votre management et avait participé à l’écriture du premier album. Quelle est son implication sur Ash?
L.D.: Elle a collaboré sur When We Lie Down, le morceau avec Chilly Gonzales. Artistiquement, avec notre mère, on se retrouve. Elle fait notamment des photos que j’adore. D’ailleurs, à Noël, je vais m’offrir l’un de ses tirages.
Pourquoi avoir choisi de sampler le discours de Michelle Obama sur le morceau No Man is Big Enough For My Arms?
N.D.: C’est une chanson qui parle de femmes et qui s’adresse aux femmes. Naturellement, on cherchait donc un sample de femme. Le discours de Michelle Obama était l’un de ceux qui résonnaient le plus dans mon esprit. Les mots qu’elle utilise sont très forts, et très vrais. Et puis, Michelle Obama est évidemment une femme extraordinaire.
L.D.: Là-dessus, elle a été courageuse. Elle force l’admiration. Et quand quelqu’un fait acte de courage, ça donne envie d’en faire autant. Se lever et dire non, surtout quand tu es dans une position délicate, puisqu’elle n’était pas censée prendre parti, c’est admirable. Et puis, elle l’a fait avec une grande sincérité. À ce moment-là, ce n’était pas de la politique. C’était une femme qui s’adressait aux autres femmes en leur disant “si je suis là aujourd’hui, si je parle devant vous, vous pouvez le faire aussi, ça peut être vous”.
© Amber Mahoney
Votre conscience féministe s’est-elle aiguisée au contact de personnalités comme Beyoncé?
L.D.: Non, parce qu’elle était là depuis très longtemps. Quand j’avais sept ans, j’ai dit à ma grand-mère que j’avais envie d’être la prochaine présidente. Elle ne m’a pas répondu que ce serait compliqué, ou qu’aucune femme ne l’avait jamais été. Elle m’a dit “tu as mon vote”.
N.D.: Sur notre premier album, il fallait qu’on se présente. On était jeunes et je ne pense pas qu’on avait réellement les mots pour expliquer le fond de notre pensée.
L.D.: Il ne faut jamais s’obliger à parler de ces sujets. Ils sont tellement importants que, si on n’a pas les mots exacts ou si on ne sait pas les défendre, c’est très néfaste.
Vous citez également Claudia Rankine et son livre Citizen dans la chanson Transmission. Pourquoi?
L.D.: Citizen est un livre magnifique, où Claudia Rankine raconte en poésie tous les actes terroristes dont elle a été témoin ou victime. C’est l’un des meilleurs livres sur le racisme que j’aie jamais lus. On est abasourdis par la beauté des mots.
Comme le féminisme, la politique est-elle pour vous un héritage familial?
L.D.: Notre famille a toujours été concernée par ces questions mais pour nous, la prise de conscience a été plus tardive. Même si l’on a été sensibilisées très tôt aux notions d’engagement et de justice. Le racisme, ce que cela signifie d’être citoyen, de voter, etc., ce sont des questions dont il faut parler en famille. Mais j’ai l’impression que ma génération -ou en tout cas mes amis et moi-, ne s’identifie à aucun politique. On vote tous, mais on vote toujours contre, jamais pour. C’est absolument désastreux, parce que cela veut dire qu’au fond, on est convaincus que les politiques ne changeront rien. Cela dit, Naomi et moi avons grandi en allant chercher des réponses dans les livres, les films, les tableaux et, bien sûr, la musique. On ne s’est jamais tournées vers les politiques, ils ne nous parlent pas du tout.
“Il faut pousser les murs pour que les femmes aient plus de place.”
En France, il y a eu une tentative de renouvellement aux dernières élections, avec l’élection d’Emmanuel Macron…
N.D.: C’est sûr. Déjà, il est jeune. Après… On verra bien dans cinq ans.
L.D.: Le problème de se reconnaître dans ses politiques touche le monde entier. En Angleterre, au moment du Brexit, on voyait des jeunes de 17 ans pleurer parce qu’ils voulaient partir étudier à l’étranger et qu’ils n’avaient pas le droit de voter, alors que leurs grands-parents qui ne voyagent plus avaient voté oui.
On a l’impression que votre génération d’artistes a une certaine aisance à prendre la parole sur des questions politiques. Qu’en pensez-vous?
L.D.: Peut-être, même si de tout temps les artistes se sont emparés de questions politiques. Le rap a changé beaucoup de choses, le rock a été très politique aussi. Mais on traverse une époque difficile et cela touche forcément les artistes. Et quand tu es artiste et que quelque chose te touche, tu écris dessus.
Vous êtes sœurs, que vous évoque le mot “sororité”?
L.D.: C’est un super mot mais, à chaque fois que je l’entends, je pense aux sororités des universités américaines. C’est le mauvais côté de l’Amérique: des communautés composées uniquement de gens riches, des affaires de bizutages et des viols. Cela dit, le mot est magnifique et, dieu soit loué, il veut dire autre chose. Il faut le propager car, de tout temps, les hommes se sont entraidés, mais pas forcément les femmes. En entreprise par exemple, il y a tellement peu de femmes aux postes à responsabilités que lorsqu’il y en a une, elle se sent menacée par les autres. Comme si c’était “elles ou moi”.
N.D.: Et ce n’est pas juste le cas en entreprise! C’est pareil dans la musique, dans la mode…
L.D.: Dans une interview, Naomi Campbell raconte comment, plus jeune, elle a été méchante avec les autres mannequins. Elle explique qu’on lui disait tout le temps qu’il ne pouvait y avoir qu’une seule mannequin noire. En réalité, il y a de la place pour tout le monde. Et il faut faire de la place pour tout le monde. Il faut pousser les murs pour que les femmes aient plus de place, partout. Il serait temps.
Propos recueillis par Faustine Kopiejwski
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