Dans un ouvrage passionnant, le journaliste Clovis Goux prend comme prétexte la vie de Karen Carpenter, rock star au destin tragique, pour mettre le sujet de l’anorexie sur le devant de la scène.
Pas besoin de connaître la discographie des Carpenters pour appréhender cette biographie qui n’en est pas vraiment une. Avec La Disparition de Karen Carpenter, le journaliste Clovis Goux explore les mécanismes de la célébrité et de son corollaire, la dérive mentale, en prenant pour anti-héroïne l’une des plus grandes voix du rock tendance édulcoré, morte d’anorexie à 33 ans au début des années 80.
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Karen Carpenter sera surtout prétexte, dans cet ouvrage présélectionné au Prix de Flore et haletant comme un épisode de Faites entrer l’accusé, à évoquer les grands bouleversements socio-culturels des années 70 et les ravages d’une maladie mentale encore mal connue à l’époque: l’anorexie. Karen Carpenter, petite fille boulotte ayant grandi dans une banlieue sans âme, qui avait entrepris de jouer –divinement!- de la batterie par fascination pour son frère, commence à en souffrir lorsqu’elle est poussée à son corps défendant sous les spotlights. Retour avec son auteur sur une histoire sans happy end, aussi exceptionnelle que tristement banale.
Les Carpenters étaient vénérés aux États-Unis, au point d’être invités à jouer par Nixon à la Maison Blanche, mais ils restent peu connus en France. Pourquoi avoir voulu écrire sur Karen Carpenter?
Ce qui m’intéressait, c’était de voir que derrière l’image lisse de chanteurs des classes moyennes, se cachaient souvent des aventures tragiques. Mais j’étais aussi intéressé par ce que l’histoire du groupe pouvait dire des années 70 et, plus largement, de notre société. Je voulais notamment traiter de la célébrité comme d’un fléau. La célébrité, c’est ce qui a tué Karen Carpenter. Aujourd’hui, le graal à atteindre, c’est un nombre important de followers. La célébrité est devenue un but pour tout un tas d’artistes sans œuvre. La mise en scène de soi-même, je trouve ça pathétique. Je pense qu’il faut lutter contre, car tout ce qui renvoie les gens à leur ego et à leur narcissisme les rend débiles.
“Défier la mort, c’est peut-être époustouflant d’un point de vue romanesque, mais toutes ces jeunes filles sont malades et risquent de mourir.”
Simon Liberati signe la préface de ton livre et écrit qu’il est, tout comme toi, “fan” des anorexiques. Le terme n’est-il pas dangereux, et cette fascination commune n’est-elle pas morbide?
Elle l’est un peu évidemment… Pour ma part, cela vient d’une expérience personnelle. Quand j’étais adolescent, j’étais en vacances avec une fille anorexique à la silhouette effrayante. Ce qui m’a marqué, c’est qu’elle était extrêmement exhibitionniste, très fière de son corps, alors que moi, j’avais l’impression de voir un cadavre. Un jour, on a fait une marche très difficile dans la montagne, j’étais derrière elle et je n’avais qu’une crainte: qu’elle meure. En fait, elle est arrivée au sommet en premier. À ce moment-là, j’ai compris qu’il y avait dans l’anorexie une puissance mentale qui allait au-delà de tout. Les anorexiques sont dans une espèce de défi, ils pensent être plus forts que la mort. Bien sûr, c’est un leurre. Défier la mort, c’est peut-être époustouflant d’un point de vue romanesque, mais toutes ces jeunes filles sont malades et risquent de mourir. Il faut savoir faire la part des choses.
Chez Karen Carpenter, quand la maladie s’est-elle déclarée?
Au moment où elle s’est vue dans un show télévisé. Elle s’est trouvée trop grosse et a eu un déclic. C’est en fait le moment où son image lui échappe, elle ne lui appartient plus.
Karen Carpenter était batteuse au départ, comment s’est-elle retrouvée sur le devant de la scène?
Elle n’avait pas spécialement envie d’y être, c’est vrai. Mais, à mon sens, c’est l’une des plus grandes chanteuses de tous les temps. Sa voix était un véritable don. Son frère a tout de suite vu son potentiel, et l’a poussée sur le devant de la scène. Lui qui était programmé par sa famille pour être la star, s’est complètement fait éclipser à ce moment-là.
À l’époque, la pression pour être mince était-elle déjà forte?
Dans les années 70, la mode est aux mannequins comme Twiggy. C’est l’émergence des “crevettes”. La pression sociale sur les filles et leur physique est devenue assez conséquente à ce moment-là, et cela s’est amplifié dans les années 80.
Quelque chose dans le passé de Karen Carpenter peut-il expliquer qu’elle soit devenue anorexique?
Il me semble que pour elle, l’anorexie a été une manière d’éprouver sa liberté. Elle est issue d’une famille hyper traditionnelle de la classe moyenne, une famille patriarcale avec un foyer géré par la mère, où tous les rôles étaient désignés. Son frère était le petit génie, elle devait vivre dans son ombre et c’est par fascination pour lui qu’elle s’est laissée embrigader dans les Carpenters. On l’avait cantonnée à trois rôles: celui d’une fille, celui d’une sœur et celui d’une rock star. Ces trois rôles étaient des prisons et l’anorexie, malheureusement, a été à mon sens une manière de se libérer de tout ça.
“Il y a toute une mystique autour de l’anorexie qui, par le jeûne, mènerait à Dieu.”
À un certain stade, elle ne pesait plus que 36 kilos. Elle était constamment entourée et scrutée: comment expliquer que personne ne l’ait secourue?
Je pense que les gens se sont alarmés au moment où c’était déjà trop tard. Enrayer le processus de l’anorexie, c’est quelque chose de très compliqué. D’ailleurs, le traitement des anorexiques était émergent à l’époque. C’est Hilde Bruch, une psychiatre juive allemande ayant fui le nazisme, qui a été la première à proposer une nouvelle approche pour soigner la maladie. C’est elle qui l’a diagnostiquée comme maladie psychologique.
L’anorexie ne date pourtant pas d’hier et tu consacres d’ailleurs plusieurs pages à son histoire. Tu parles notamment de plusieurs anorexiques qui ont marqué l’histoire, dont une certaine Lydwine, sainte patronne des patineurs…
Cette dernière suppliait Dieu de devenir laide pour éloigner les mâles en chaleur… (Rires.) Tous ces personnages sont un peu légendaires. Ils sont issus du livre Les Indomptables, Figures de l’anorexie, de Ginette Raimbault et Caroline Eliacheff. Il y a toute une mystique autour de l’anorexie qui, par le jeûne, mènerait à Dieu. Je rapproche ainsi Karen Carpenter d’une autre figure, qui n’était pas anorexique du tout mais qui, elle aussi, avait eu un don: Bernadette Soubirous, la sainte qui a vu apparaître la vierge à Lourdes. Ce sont deux jeunes femmes issues d’un milieu simple qui ont été “touchées par la grâce”.
En quoi l’histoire de Karen Carpenter résonne-t-elle en 2017?
En 2017, l’anorexie est toujours un tabou: en tant que journaliste, j’ai souvent proposé des articles sur le sujet à des magazines féminins et ça m’a toujours été refusé. Forcément, quand tu vends des régimes toute l’année dans tes pages beauté, tu ne peux pas faire d’articles sur l’anorexie ou l’obésité. C’est problématique que la presse féminine ne prenne pas en compte des questions qui touchent beaucoup de filles et de femmes. S’il y a davantage de femmes anorexiques que d’hommes, c’est parce que la pression sur la beauté est énorme pour les femmes. On n’en est malheureusement pas sortis, et c’est même de pire en pire.
Propos recueillis par Faustine Kopiejwski
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