À l’occasion de la sortie en salles de son film Ouvrir la voix, on a parlé afroféminisme, engagement et Québec avec Amandine Gay.
Hypersexualisées, infantilisées quand leurs cheveux sont tripotés par des inconnus, invisibilisées dans les médias, stéréotypées, considérées comme françaises de seconde zone quand elles ont à répondre de leurs “origines”… Nombreux sont les maux auxquels sont confrontées les femmes noires au quotidien. C’est ce qu’a voulu mettre en avant Amandine Gay, dans son premier film Ouvrir la Voix, un documentaire afroféministe en salles le 11 octobre. À l’écran, 23 femmes noires de France et de Belgique, de la créatrice du collectif Mamans toutes égales Ndella Paye à la membre du collectif Mwasi Fania Noël, en passant par la comédienne Amelia Ewu. Toutes témoignent de “leurs expériences, à partir du moment où elles découvrent qu’elles sont noires jusqu’à celui où elles décident ou non de quitter la France”. La réalisatrice de 32 ans a fait le choix de diviser son documentaire par thèmes: fétichisation sexuelle, dépression, éducation ou encore communautarisme; une façon judicieuse de donner à un problème privé une dimension politique, de “montrer comment des questions intimes, qui paraissent superficielles ont finalement un vrai impact”.
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“Être afroféministe me permet de ne pas compartimenter mes luttes, de ne pas avoir à les hiérarchiser et de travailler à partir de toutes mes identités.”
L’engagement et la conscience politique d’Amandine Gay se développent très tôt. Déléguée de classe de la troisième à la terminale, elle intègre ensuite le bureau des élèves de Sciences Po Lyon où elle poursuit ses études. C’est d’ailleurs à ce moment que son intérêt pour les questions raciales se précise, en 2005, alors que naît en France une proposition de loi sur le rôle positif de la colonisation: “J’ai eu une prise de conscience. La France n’avait pas avancé sur ces problématiques-là.” Elle décide donc de réaliser son mémoire de fin d’études sur les enjeux du traitement de la question coloniale. Attirée par le monde du théâtre, elle déménage ensuite à Paris et intègre le conservatoire d’art dramatique du 16ème arrondissement. Elle constate alors que les rôles qui lui sont proposés -sans-papiers, prostituée, droguée- sont ultra cliché et dévalorisent les femmes noires. Pour en promouvoir une vision différente, la réalisatrice décide d’écrire des programmes courts destinés à la télévision. Mais là encore, l’idée de personnages noirs complexes et diversifiés pose problème: ses idées sont rejetées par les sociétés de production. Ce constat vient s’ajouter à la frustration provoquée par sa première expérience de militantisme féministe. Elle a intégré pendant un an Osez le féminisme!, une association féministe mainstream dans laquelle elle a l’impression que son identité noire est invisibilisée: “Cette expérience m’a amenée à me tourner vers l’afroféminisme, qui me permettait de ne pas avoir à choisir entre être noire et être une femme.”
En septembre 2015, à 30 ans, elle reprend des études de sociologie à Montréal et travaille déjà en parallèle sur son documentaire. Pour Ouvrir la Voix, Amandine Gay a dû enfiler plusieurs casquettes: casteuse, productrice, réalisatrice, attachée de presse ou encore distributrice. Un long chemin tortueux pour finalement aboutir à un film très réussi. Rencontre avec une femme forte, brillante et engagée.
Quelle est ta définition de l’afroféminisme?
On ne peut pas définir un mouvement qui n’est pas figé, qui est en pleine renaissance. Le féminisme noir est arrivé en France dans les années 70, notamment grâce à la Coordination des femmes noires. Depuis 2012, l’afroféminisme est de retour dans l’espace public grâce aux réseaux sociaux et aux blogs mais il existe encore très peu d’associations, c’est tout nouveau. Par contre, ce que je peux affirmer, c’est qu’être afroféministe me permet de ne pas compartimenter mes luttes, de ne pas avoir à les hiérarchiser et de travailler à partir de toutes mes identités. Ça m’évite de favoriser un type de discrimination qui serait plus important, plus grave ou plus urgent qu’un autre.
Dans ton film, certaines femmes évoquent un agenda afroféministe différent de celui du féminisme mainstream…
Oui, c’est une de nos différences. La catégorie femme n’est pas uniforme: certains rapports de classes, nord-sud ou encore intergénérationnels, s’y jouent. Le slogan utilisé par le collectif afroféministe Mwasi “Qui fait le ménage à la fête de l’Huma?” reprend bien cette idée. Ce sont des enjeux que nous devons voir émerger dans le féminisme mainstream: qui garde les enfants des femmes blanches qui militent pour devenir cadres? C’est génial que les femmes aient de l’ambition, mais si leur progression repose sur l’externalisation de la domination masculine sur d’autres femmes pauvres et/ou racisées, et/ou des pays du Sud, ça nous pose problème.
© Enrico Bartolucci
Crains-tu qu’on accuse ton film de faire le jeu du communautarisme ?
Le communautarisme n’est pas un problème en soi. Personne ne demande à la CGT d’intégrer des patrons par souci de diversité, ça serait ridicule. Quand on considère qu’une lutte d’émancipation est légitime, on accepte que les gens ne se mélangent pas. La question est: pourquoi est-ce que les nôtres ne le sont pas? D’autant plus que quand ce sont des riches, des personnes blanches, du côté du pouvoir qui décident de se retrouver entre elles, très peu de monde s’en offusque.
L’association Lallab, qui “souhaite faire entendre les voix des femmes musulmanes” et le collectif Mwasi “non-mixte de femmes et personnes assignées femmes, noires et métisses” ont fait beaucoup de bruit ces derniers mois. As-tu l’impression que la parole des féministes n’appartenant pas au courant majoritaire se libère?
Il est vrai que les réseaux sociaux permettent de faire entendre nos revendications. Mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est qu’en France, une arrivée de groupes minoritaires dans l’espace public a lieu tous les 20 ou 30 ans. Au moment de la Marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983, on a eu l’impression que les noirs et les arabes se faisaient une vraie place dans la société française. Et puis, parce qu’il n’y a pas eu d’institutionnalisation mise en place, leur situation n’a pas évolué. Donc aujourd’hui, je me pose la question de la traduction de la visibilité dans l’espace public en changements institutionnels.
“Les personnes qui décident sont tellement ignorantes de qui sont les femmes noires en France…”
Parmi les femmes que tu mets en lumière, la diversité est frappante. Elles sont d’origine, d’orientation sexuelle et de confession religieuse différentes. Est-ce pour toi une manière de critiquer l’essentialisation dont sont victimes les femmes noires?
C’est ça. L’objectif était de mettre en avant notre complexité et notre individualité. À l’époque où j’écrivais des programmes de fiction, je me suis rendu compte que les personnages non stéréotypés n’intéressaient pas. J’ai par exemple voulu réaliser une satire des magazines féminins. J’avais créé cinq femmes et l’une d’elles était lesbienne et sommelière. Quand je rencontrais les sociétés de production, on m’expliquait que ce genre de fille n’existait pas en France, alors qu’en réalité, je l’avais imaginée à partir de mon expérience personnelle: je m’identifie comme pansexuelle, j’ai managé un bar à vins et on me disait que je n’existais pas. Les personnes qui décident sont tellement ignorantes de qui sont les femmes noires en France… Il était très important pour moi de rappeler la complexité des histoires, les différences migratoires, familiales, culturelles ou religieuses de ces femmes.
Tu vis à Montréal, le racisme et le sexisme sont des problèmes très français selon toi?
Malheureusement non, ça existe partout. Mais ce que j’aime particulièrement dans les pays anglo-saxons, c’est leur approche pragmatique des questions d’inégalités. Par exemple au Québec, dans les offres d’emploi pour le milieu associatif, il est écrit “à compétences égales, nous privilégierons les candidatures des personnes queer, des femmes, des personnes racisées, des personnes en situation de handicap”. Avant que ça n’arrive en France, il va falloir s’accrocher un petit moment. Ici, très peu de mesures correctrices des inégalités sont mises en place. À cela, il faut rajouter la question des brutalités policières et ce concept de racisme décomplexé, de libération de la parole raciste qui a été largement encouragé par Nicolas Sarkozy. On entend des propos horribles, même le nouveau Président de la république a fait une blague de mauvais goût sur les kwassa-kwassa, ces bateaux utilisés par les passeurs entre les Comores et Mayotte et responsables de nombreuses noyades (Ndlr: on dénombre 12 000 morts depuis 1995).
Comment envisages-tu l’avenir?
J’estime avoir fait ma part du travail, je vais prendre des vacances et lever le pied. Dans le futur, j’aimerais que des réformes institutionnelles soient mises en place: c’est l’État et non les individus qui ont la responsabilité de lisser les inégalités de naissance. Ce n’est pas aux femmes racisées, qui galèrent déjà à monter leurs projets, de prendre en charge les discriminations structurelles. J’ai 32 ans, je suis en train de me dire que je vieillis, j’aimerais bien avoir une carrière, fonder une famille, être autonome financièrement. Donc le côté “je me sacrifie à la lutte et je passe mon temps à faire du travail gratuit et de la pédagogie”, ça doit cesser.
Propos recueillis par Margot Cherrid
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