Avec Ni vues ni connues, le collectif Georgette Sand braque ses projecteurs sur 75 figures féminines injustement oubliées ou sous-estimées par les manuels d’histoire.
Connaissez-vous Hilma af Klint, la (vraie) pionnière de l’art abstrait? Hedy Lamarr, l’inventrice du wifi? Valentina Terechkova, la première femme à être allée dans l’espace? Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que la réponse soit négative. Et pour cause: l’Histoire a largement minimisé leur rôle, quand elle ne les a pas tout simplement oubliées. Que leur talent ait été dissimulé dans l’ombre de leur époux, qu’elles aient eu peur de l’imposture, ou encore que leur destin ait été fantasmé ou déformé, il est urgent de redonner à ces femmes leur juste place dans les mémoires. C’est cette mission que s’est donné le collectif Georgette Sand -un organisme créé en 2013 qui lutte pour la représentation des femmes dans l’espace public, les droits économiques et la santé des femmes- en publiant Ni vues ni connues.
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À travers 75 mini biographies d’artistes, de scientifiques, d’aventurières, de militantes et même de “méchantes inventées ou avérées” -car les femmes qui auraient dû marquer l’histoire ne sont pas toutes des saintes-, cet ouvrage à l’écriture décalée et incisive interroge de manière très sérieuse les mécanismes d’invisibilisation des femmes. Cette démarche, nous explique l’introduction, est motivée par “l’urgence de rappeler l’existence de modèles de femmes fortes, libres, indépendantes”. Le livre se conclut ainsi: “Il faut reprendre notre place, dans la rue, dans nos droits, dans le travail, dans la famille, mais également dans l’Histoire. La re-visibilisation fait partie du chemin vers la reprise du pouvoir par les femmes.” Voici trois choses qu’on a apprises en lisant ces destins de femmes “ni vues ni connues”.
L’Histoire est peuplée de femmes brillantes injustement oubliées
Parmi tous ces destins occultés, on a retenu quelques exemples particulièrement rageants. À commencer par la brillante Rosalind Franklin, dont la découverte -elle obtient la première image de l’ADN mettant en évidence sa structure en double hélice- est volée par trois confrères qui raflent le Nobel à sa place en 1962. On pourra aussi déplorer la vocation manquée de Nannerl Mozart, la soeur aînée du célébrissime Wolfgang Amadeus, qui était tout aussi douée que lui mais qui avait l’inconvénient d’être une fille destinée à la seule vie domestique. En remontant plus loin dans l’histoire de l’humanité, citons également Hypatie qui, à Alexandrie au Vème siècle -soit dix siècles avant Copernic-, étudiait déjà le système solaire, un savoir ensuite étouffé par l’obscurantisme religieux. À croire qu’“il faut s’appeler George pour être prise au sérieux”, ironise le collectif féministe en évoquant l’iconique George Sand née Aurore Dupin qui, pour faire entendre sa voix, a enfilé un pantalon et changé de nom.
© Georgette Sand
Joséphine Baker et Rosa Parks n’étaient pas celles que vous croyez
Certaines n’ont pas été oubliées mais sous-estimées, et ce n’est pas beaucoup mieux. Joséphine Baker est l’une d’entre elles: “Si on a tendance à la réduire à une ceinture de bananes et des boobs, on se fourre le doigt dans l’oeil”, nous explique Elody Croullebois dans la courte biographie qui lui est consacrée. Celle qu’on confine trop souvent aux cabarets parisiens était aussi une militante engagée dans la lutte contre l’antisémitisme et la protection des réfugiés, espionne des services de renseignement français, sous-lieutenant de l’armée de l’air et chevalière de la Légion d’honneur! Idem pour Rosa Parks, dont on minimise le rôle face aux leaders masculins comme Martin Luther King. Et pourtant, elle n’a pas fait que refuser de céder sa place dans un bus: à ce moment-là, en 1955, elle militait déjà depuis vingt ans pour la cause afro-américaine.
La première source d’invisibilisation vient des femmes elles-mêmes
C’est la forme la plus connue d’invisibilisation et sans doute aussi la plus pernicieuse. “Il semblerait que ce mécanisme [d’auto-invisibilisation] soit tout sauf inné et résulte d’une éducation, intégrée dans beaucoup de sociétés, selon laquelle la femme est traditionnellement valorisée dans un rôle plus effacé”, explique l’introduction, avant de citer Hilma af Klint, qui a inventé l’art abstrait avant Kandinsky, autour de 1906, mais qui, craignant les critiques d’un public baignant dans l’art figuratif, a demandé à ce que ses œuvres ne soient diffusées qu’après sa mort… La peur de l’imposture, de se lancer dans une voie peu fréquentée par les femmes, en a bloqué plus d’une. Dans la postface, l’illustratrice et dessinatrice de BD Pénélope Bagieu revient sur les réticences qu’elle a eues au sujet de sa propre carrière, faute d’avoir un modèle auquel se référer: “Il suffit d’un nom, d’une femme, une seule fois, pour créer un précédent, un exemple, une autre case que ‘princesse’ à cocher. Et les petites filles ne devraient pas avoir à les dénicher. Voilà pourquoi il faut beaucoup de livres comme celui-ci.”
Sophie Kloetzli
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