Plaider l’acceptation de soi, une posture inutile, dépassée? Deux livres, qui viennent de paraître, démontrent combien le combat contre le rouleau compresseur de la minceur uniformisée demeure nécessaire.
On aurait espéré que les choses aient évolué depuis 1978, date à laquelle est paru pour la première fois Le Poids, un enjeu féministe aux États-Unis. Mais le livre de Susie Orbach, traduit pour la première fois en français en avril 2017 aux éditions Marabout, était tristement visionnaire. La “tyrannie de la minceur” qu’il dénonce est plus vraie que jamais.
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À mesure que le poids des mannequins a décliné, la stigmatisation des femmes grosses s’est renforcée. C’est ce qu’illustre le puissant témoignage de Gabrielle Deydier dans son premier livre On ne naît pas grosse, publié en juin 2017 aux éditions Goutte d’or. À 37 ans, l’auteure a décidé de se pencher sur son existence douloureuse d’adolescente grosse devenue obèse.
“Depuis l’enfance, l’obèse apprend à se taire”
“J’ai décidé d’écrire pour ne plus m’excuser d’exister”, raconte la jeune femme, fondatrice du webzine culturel Ginette Le Mag. À travers une enquête nourrie d’éléments autobiographiques, elle convie le lecteur dans un “monde de torture psychologique”, où le mépris du corps médical, les insultes et les humiliations fusent de toute part et se répètent en boucle. Voilà tout le lot de malheurs que la société réserve aux femmes qui ont osé dépasser l’IMC (indice de masse corporelle) recommandé de concert par la science et les magazines féminins.
Des silhouettes squelettiques en guise d’uniques canons de beauté © Wiki Commons / Julia Kishkaruk
Le témoignage de cette descente aux enfers est glaçant, et inédit. Peu de femmes se sont aventurées à briser le tabou du poids avec autant de sagacité. “Avez-vous déjà entendu la voix de cette masse silencieuse? Pas vraiment, j’imagine. (…) Depuis l’enfance, l’adolescence surtout, l’obèse apprend à se taire”, nous interpelle l’auteure. Pourtant, il y aurait énormément à dire. Au-delà même du nombre de personnes concernées, et pourtant silencieuses -9,9 millions dans l’Hexagone-, c’est la réalité sociale et psychologique complexe du surpoids qui doit être questionnée.
Les deux ouvrages le font avec brio, en triturant le gras au féminin. 80 % des patients de la chirurgie bariatrique, qui consiste à modifier l’anatomie du système digestif, sont des femmes. Le rapport des femmes à leur propre corps est conflictuel. C’est ce que met en évidence la psychothérapeute britannique Susie Orbach dans Le Poids, un enjeu féministe, recueil de deux textes publiés en 1978 et 1982.
À la manière d’un guide pratique, son livre entend démêler les mécanismes psychologiques très divers qui peuvent transformer une femme en mangeuse compulsive. À l’aide d’une multitude d’études de cas, l’auteure présente une radiographie vertigineuse des troubles alimentaires qui accablent les femmes, couvrant un spectre qui s’étend de l’anorexie à la boulimie.
De la mauvaise volonté des médecins
À l’heure où règne une confusion générale entre santé, minceur, régime et bonheur, le livre de Susie Orbach offre des éléments de compréhension nécessaires. Quid des régimes, des traitements, de la chirurgie bariatrique? Des cache-misère redoutables, quand le problème n’est pas le surpoids, mais plutôt la détresse psychologique des femmes face à des injonctions de maigreur insensées et anxiogènes martelées à longueur de journée.
Cette campagne de publicité, qui associait minceur et possibilité de porter un maillot de bain, avait fait scandale pendant l’été 2015. © Flickr / Graham C99
Gabrielle Deydier est passée par les régimes et les traitements censés faire maigrir, qui font en fait grossir. À 17 ans, c’est un premier traitement prescrit par l’endocrinologue qui la conduit à doubler ses 65 kg en un peu moins d’un an. “Ma mutation corporelle et ce régime qui m’affame ont déjà transformé mon rapport à la nourriture en quelque chose de honteux. D’inavouable. De déviant”, raconte l’auteure avec une lucidité remarquable. Dès lors, commence une existence faite de “survie et de cavale”.
Pour comprendre son rapport troublé à l’alimentation, la jeune auteure française sonde le rapport pathologique qu’entretient la société avec les femmes grosses. Une société où les femmes ne sont pas autorisées au bonheur avant de pouvoir enfiler une taille 38. Une société où le dernier recours que l’on propose aux femmes en surpoids est de les “amputer à plus ou moins grande échelle d’un organe sain, l’estomac”.
Le poids comme rébellion féministe
Les deux livres se répondent. La théorie féministe de Susie Orbach est que les troubles liés à l’alimentation constituent chez les femmes “une rébellion individuelle contre l’inégalité des sexes”. De son côté, Gabrielle Deydier insiste sur “la détestation d’être une femme transmise par sa mère” qui considère que la “féminité n’est qu’un lot de mauvaises nouvelles”. Le constat est sans appel: “Chaque fois qu’on m’a demandé de maigrir, j’ai grossi. Je réagis violemment à ces injonctions, je me braque, transforme la souffrance en frénésie alimentaire. Je ne suis pas malheureuse parce que je suis grosse: je suis grosse parce que je suis malheureuse.”
“Être ronde ou grosse ne devrait pas être un problème”, résume Gabrielle Deydier. Les mouvements “body positive” et “fat acceptance”, qui prônent l’acceptation de soi et la fin des injonctions physiques aliénantes, entendent sortir du diptyque surpoids/problématique. La première étape consiste à reconnaître les discriminations subies par les femmes grosses comme ce qu’elles sont: absurdes et cruelles. Car, Susie Orbach le souligne justement: “Le besoin déterminé et induit d’être mince nous détourne d’affaires plus centrales dans notre vie. Il capte une énergie qui pourrait nous aider à changer le monde, et pas seulement notre corps.” La lutte anti-grossophobe est l’affaire de toutes.
Clara Delente
Cet article a été initialement publié sur le site des Inrocks.
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