De princesse des amazones à secrétaire de la Justice League, en passant par vendeuse dans un magasin de vêtements ou guerrière parmi les guerrières, Wonder Woman a endossé de nombreux rôles. À l’occasion de la sortie en salles du premier film sur la superhéroïne, retour sur les rapports compliqués du personnage avec le féminisme.
À l’avant-première de Wonder Woman de Patty Jenkins au Grand Rex, une partie du public a réagi tour à tour à la mention du “premier film de superhéroïne” en huant, et à une scène de baiser en criant à tue-tête “baise-la”. Un comble pour un film qui raconte l’initiation d’une femme qui, n’ayant connu que ses semblables, découvre les affres du sexisme et du patriarcat. “Nous savons que les hommes sont nécessaires pour la procréation, mais inutiles pour le plaisir”, explique Diana Prince à Steve Trevor impassiblement. Les réactions outrées ne doivent pas faire oublier les rires et les cris de joie des meufs présentes dans la salle et de leur bonheur cathartique à voir Gal Gadot enchaîner les coups avec un mix de grâce et de rage. Ces deux réactions d’un public divisé reflètent cependant parfaitement bien la relation mouvementée qu’a pu avoir l’iconique superhéroïne avec celles qu’elle représentait.
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Wonder Woman est, par essence, un personnage à part dans l’univers de DC. Seule femme de la Trinité (aux côtés de Batman et Superman), elle n’est pas née dans les méandres du cerveau d’un scénariste, mais dans ceux de William Moulton Marston, un psychologue particulièrement intéressé par les femmes. Dans ses écrits, Marston a théorisé de nombreuses idées sur les relations lesbiennes, sur l’avènement du matriarcat -il vivait lui-même avec deux femmes dans une relation polyamoureuse-, sur le sexe, sur le bondage et sur les comics. Pour lui, ces derniers étaient de parfaits outils pour exposer ses idées au grand public. C’est ainsi qu’il imagine le personnage de Suprema, l’amazone connue à partir de 1941 sous le nom de Wonder Woman.
À l’époque, les femmes et les jeunes filles sont de ferventes lectrices de comics et elles adoptent immédiatement Wonder Woman et ses aventures illustrées par Harry G. Peter. Marston s’inspire du mouvement des suffragettes et du contexte historique de la Seconde Guerre mondiale, moment où les femmes prennent une place importante dans la société et participent à l’effort collectif. “Les filles ne voudront pas être des filles tant que nos archétypes féminins manqueront de force et de pouvoir”, écrit Marston en 1943 dans The American Scholar.
“Tout au long des années 50, cette héroïne, pourtant véritable symbole de l’émancipation des femmes, se retrouve littéralement noyée dans d’innombrables bluettes.”
Le psychologue remplit les planches de Wonder Woman de ses idées sur la supériorité des femmes, sur le matriarcat… et sur le bondage. Au détour d’une page, il n’est pas rare de voir Diana attachée à un arbre; et elle ne porte pas des bracelets et un lasso par hasard. “Marston pensait que les femmes étaient plus soumises que les hommes, expliquait Noah Berlatsky (auteur de Wonder Woman: Bondage and Feminism in the Marston/Peter Comics) au Huffington Post en 2015. Mais il pensait aussi que la soumission était une attitude supérieure et que c’était un chemin vers la paix, l’amour et le bonheur. Puisque les femmes étaient dans cette attitude de soumission, elles étaient logiquement plus aptes à diriger le monde.” À l’époque, tout ce bondage finit par inquiéter des associations qui réclament à DC de limiter cet aspect des aventures de l’amazone.
Marston meurt en 1947, laissant son héroïne orpheline. Peu de temps après son décès, la guerre se termine et les femmes doivent peu à peu laisser de côté leurs nouvelles responsabilités pour retrouver maris et foyers. Les comics de Wonder Woman sont le reflet de ce retour en arrière. L’apparition des Romance Comics, qui ont la cote depuis la publication de Young Romance de Joe Simon et Jack Kirby, n’arrange rien à l’affaire. Diana se met elle aussi en quête d’un mari, en la personne de Steve Trevor, ce pilote dont l’avion s’écrase sur l’île des amazones (Themyscira) et qui introduit Diana à l’univers des hommes. “Tout au long des années 50, cette héroïne, pourtant véritable symbole de l’émancipation des femmes, se retrouve littéralement noyée dans d’innombrables bluettes, constate Xavier Eutrope, rédacteur chez Ina Global. Il faudra attendre longtemps avant qu’elle regagne son statut de femme indépendante.”
© 2017 Warner Bros. Entertainment Inc. And Ratpac Entertainment, LLC / Clay Enos
L’histoire fondamentale du personnage de Wonder Woman, façonnée dans la glaise par la Reine Hippolyte, bénie des dieux et ambassadrice des amazones est, elle aussi, modifiée sous la plume de Robert Kanigher. “Pendant 20 ans, cet auteur va remodeler l’image de l’héroïne, explique Katchoo du blog The Lesbian Geek, l’éloignant de plus en plus de l’idéal de Marston et la rendant totalement insipide. À tel point qu’en 1961, Wonder Woman remporte le prix du pire comic book publié.”
Le Comics Code Authority, un comité de censure mis en place en 1954 suite à l’essai du psychiatre Fredric Wertham Seduction of the Innocent, n’aide en rien à l’émancipation féministe de notre amazone. “Pour les garçons, Wonder Woman est une image effrayante. Pour les filles, elle est un idéal morbide”, écrit le psychiatre. Diana Prince rentre dans les rangs et ses occupations se modifient. Tandis qu’au milieu des années 60 la révolte féministe gronde, notamment avec la création en 1966 de la National Organization for Women, DC rate complètement le coche. Pire, en 1968 elle perd ses pouvoirs, devient vendeuse dans une boutique de vêtements et apprend les arts martiaux.
“Lorsque Wonder Woman perd ses pouvoirs en 1968 sous la plume de Dennis O’Neil, explique Katchoo, celui-ci souhaitait que les lectrices, qui avaient déserté la série depuis un bon moment, puissent se reconnaître en elle. Il pensait sincèrement que la faire ressembler à une jeune femme moderne qui a un travail, paye son loyer, et qui en plus de cela est une experte en arts martiaux, était une représentation féministe du personnage.” Au sein de la Justice League, elle est limitée au rôle de secrétaire. Elle donne corps au désir des hommes de voir les femmes rester à la maison pendant qu’ils sortent braver les dangers du quotidien.
“Grâce à elle, les femmes prennent conscience qu’elles sont maîtresses de leur propre corps et de leur sexualité.”
Pour sauver Wonder Woman, DC en fait, comme l’explique le Youtubeur Mr Hyanda, “un ersatz d’Emma Peel”, l’héroïne de Chapeau melon et bottes de cuir. “C’est la pire période qui soit”, estime-t-il. C’est finalement la deuxième vague féministe qui va s’emparer du symbole de puissance de Wonder Woman et lui insuffler une nouvelle force. Reprenant une idée présente dans le comics original de Marston, l’activiste Gloria Steinem la fait figurer en couverture de son magazine Ms avec le titre “Wonder Woman for President”. En parallèle, la série télévisée portée par Lynda Carter (diffusée à partir de 1975) participe à lui rendre son statut de role model. En 1973, le Los Angeles Women Center montre dans son journal Sister un dessin de l’héroïne arrachant un spéculum des mains d’un médecin en lui disant “avec mon spéculum je suis forte! Je peux me battre!” pour défendre le droit à l’avortement. “Grâce à elle, les femmes prennent conscience qu’elles sont maîtresses de leur propre corps et de leur sexualité”, résume Katchoo.
Si Diana s’émancipe dans la pop culture, côté comics ce n’est toujours pas ça. “Dans la BD, on est très loin du féminisme, explique Daniel Andreyev. Pendant le run de José Delbo (1976-1981), le point faible de Wonder Woman est que quand on lui retire ses bracelets, elle rentre dans une phase d’hystérie incontrôlable. C’est grotesque.”
DC marche sur des œufs avec son amazone. “C’est un personnage qui a une charge culturelle importante, explique Xavier Eutrope, et sa gestion est complexe pour DC. Ils doivent en permanence ajuster les curseurs de manière plus ou moins intelligente.” Mis de côté, le personnage est repris dans les années 80 par George Pérez, qui vient de terminer pour DC le célèbre Crisis on Infinite Earths. Pérez rend à Wonder Woman ses pouvoirs, tire un trait sur son histoire d’amour avec Steve Trevor, se penche sur des sujets épineux comme le viol. Il réintroduit la notion de sororité et creuse les rapports de Diana avec sa mère Hippolyte et avec le professeur Julia Kapatelis. “La série Wonder Woman a connu une histoire mouvementée, écrit Georges Pérez dans son introduction de la réédition de Wonder Woman, Dieux et mortels. (…) C’était un titre que peu d’auteurs se portaient volontaires pour dessiner. Cette parution était confiée à quiconque était disponible, sans se soucier de leur intérêt ou de leur compatibilité envers le personnage.”
© 2017 Warner Bros. Entertainment Inc. And Ratpac Entertainment, LLC / Clay Enos
De là à dire que Wonder Woman va suivre les préoccupations de la troisième vague de féminisme dans les années 90, il ne faut rien exagérer et les propositions ont été diverses. Après le run de Greg Rucka, Gail Simone ou Brian Azzarello, Meredith et David Finch ont relancé la polémique en expliquant qu’ils ne voulaient pas qualifier Wonder Woman de personnage féministe mais plutôt de femme “humaine avant tout”. Étrange pour une déesse. David Finch a aussi réintroduit des courbes de pin up sur les hanches de l’amazone, relançant le débat éternel sur la sexualisation du personnage.
Alors que Marvel mise sur la diversité de ses personnages, notamment avec l’introduction en 2014 d’une Miss Marvel pakistanaise et musulmane, DC aurait-il encore du mal à redonner un coup de jeune au féminisme de Wonder Woman? Le début du run de Grant Morrison et Yanick Paquette, Wonder Woman: Earth One (2016), a renoué avec certaines des valeurs du comics de Marston: des femmes fortes et des cases séparées par des cordes rappelant fortement la passion du psychanalyste pour le bondage. “Pour Morrison, analyse Daniel Andreyev, Wonder Woman a perdu de sa superbe à la mort de son créateur et les années de n’importe quoi sont en partie causées par l’absence de tout ce qui faisait Wonder Woman: le féminisme, le bondage, une ambassadrice d’un mode de vie et d’un idéal.”
“Dès qu’un changement majeur est envisagé, notamment quand Thor est devenu une femme chez Marvel, les médias conservateurs s’emparent de la question et les lecteurs crient au scandale.”
En 2016, l’auteur Greg Rucka a lancé un autre débat en affirmant que Wonder Woman était forcément lesbienne, ayant vécu toute sa vie sur une île peuplée de femmes. “Themyscira a une culture queer”, avait-il alors affirmé. De son côté, Gal Gadot, l’actrice interprétant l’amazone sur grand écran, a expliqué que cette question n’avait pas été soulevée pendant la production. Il reste beaucoup de champs du féminisme à explorer pour DC, qui doit sans cesse ajuster son personnage pour continuer à assurer de bonnes ventes et ne pas attiser la colère de son public. “Dès qu’un changement majeur est envisagé, notamment quand Thor est devenu une femme chez Marvel, les médias conservateurs s’emparent de la question et les lecteurs crient au scandale”, explique Xavier Eutrope quand on lui demande s’il pense qu’une Wonder Woman noire, musulmane, asiatique ou taille 46 serait envisageable.
D’aucuns lui reprochent d’ailleurs de continuer à véhiculer une image de la femme trop normée. En 2016, elle est devenue ambassadrice honoraire des Nations Unies. Un titre qui lui a été très rapidement retiré suite à une pétition qui estimait que le personnage était trop sexualisé pour servir de modèles aux jeunes filles. Un récent documentaire, Wonder Women! The Untold Story of Super Heroines (2013) montre pourtant l’influence positive qu’a eu et que pourra avoir Wonder Woman sur des générations de femmes. “Son évolution dépendra bien évidemment des retours du film qui lui est consacré, résume Katchoo. Si celui-ci est un succès, tout s’offre à elle et ce sera un juste retour des choses pour ceux qui ont toujours cru en elle, ou se sont reconnus en elle.”
Pauline Le Gall
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