D’Houda Benyamina à Alice Diop en passant par leurs homologues masculins, la journaliste Claire Diao vient de publier Double vague, un essai passionnant sur une jeune génération de cinéastes qui raconte la France autrement.
Les cinéastes dont elle parle dans son livre Double vague – Le Nouveau souffle du cinéma français, Claire Diao les connaît sur le bout des doigts. Après un bac et un master cinéma, la jeune femme originaire de Lyon a travaillé pendant plus de deux ans comme coordinatrice au sein d’un collectif de cinéastes à Paris, tout en tenant la plume en tant que journaliste spécialisée sur les cinémas d’Afrique. Créatrice du blog L’Afrique en films sur le site de Courrier International, Claire Diao s’est un jour demandé ce qu’elle allait faire de tout ce vivier de cinéastes qu’elle rencontrait et dont elle n’entendait jamais parler dans les médias.
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Frappée par le fait qu’“en France, pays envié mondialement pour son CNC, on trouve encore des cinéastes qui font leurs films tout seuls sans aucune subvention, qui sont écartés des réseaux”, elle consacre quatre années à leur tirer le portrait sur le Bondy Blog. Ce travail, qui met en avant les “cinéastes français de double culture issus des quartiers populaires”, elle le considère à juste titre comme “un vrai récit de la société française” et décide de le clore en beauté par un livre. Un objet qui s’inscrit dans le temps, contrairement à l’immédiateté de ses publications sur Internet, et qui célèbre toute l’audace et la créativité de cette génération de cinéastes -les Houda Benyamina, Alice Diop, Djinn Carrénard ou Maïmouna Doucouré-, “nés à l’étranger ou nés de parents venus de l’étranger” et qui “ne se sont pas sentis représentés sur les écrans”. “Double vague”, pour faire un pied-de-nez à la Nouvelle vague et à un “cinéma français marqué par l’entre-soi […] qui, pour en finir avec un cinéma ‘de papa’, a accouché d’un cinéma ‘de fiston’”. Entretien.
Qu’est ce qui définit un réalisateur ou une réalisatrice de la Double vague?
La France est mondialement connue pour sa Nouvelle vague, qui a émergé dans les années 60. Mais, depuis, c’est comme si plus rien ne se passait. C’est évidemment faux, comme j’ai pu le constater avec tous ces jeunes cinéastes qui émergent et qui font des films sur d’autres thématiques, avec d’autres approches et d’autres visages que ceux qu’on a l’habitude de voir dans le cinéma français. Ces derniers sont majoritairement issus d’une double culture ou, s’ils ne le sont pas, essaient de porter cette double culture à l’écran car ils sont issus de cet univers-là. Mais ce sont aussi plein de réalisateurs qui se positionnent face à un traitement médiatique, une parole ou une vision qu’on a d’eux. Depuis les révoltes sociales de 2005 jusqu’à la caméra d’or d’Houda Benyamina, beaucoup de films et de festivals se sont montés en réaction au discours politique ambiant, comme le “kärcher”, l’identité nationale, etc…
Tous passent-ils forcément derrière la caméra “en réaction”, comme tu le dis?
Pas tous, mais beaucoup d’entre eux. C’est ce qui leur met le pied à l’étrier, même si souvent, ils finissent par s’échapper de ces thématiques. Certains ont une caméra citoyenne, d’autres sont davantage dans la comédie par exemple, mais disent tout de même des choses à travers ça -je pense notamment à La Planque, d’Akim Isker, qui aborde avec humour le thème du contrôle au faciès. D’autres encore, comme Holy Fatma avec Please Love Me Forever (Ndlr: voir bande annonce ci-dessous), penchent plus du côté du cinéma fantastique. Bref, il y a tous les styles, toutes les approches possibles.
Ces réalisatrices et réalisateurs se connaissent-ils entre eux?
Pas vraiment, c’est d’ailleurs ce que j’ai découvert avec étonnement en écrivant ce livre. L’un des tournants dans l’écriture a été le décès d’Aïcha Belaïdi, fondatrice du festival Les Pépites du cinéma. On s’est tous retrouvés à son enterrement, mais j’ai vu qu’ils ne se saluaient pas entre eux. J’ai alors compris qu’Aïcha avait été un pilier, autour duquel tout le monde gravitait, mais que tous ne connaissaient pas les films ou les visages des autres. Je me suis donc dit qu’il serait intéressant, dans le livre, de donner la parole à tous, pas seulement aux plus médiatisés, pour qu’ils apprennent à se connaître.
En les regroupant sous l’étiquette “Double vague”, ne crains-tu pas de les ostraciser encore plus?
Je n’espère pas. Il me semble que “Double vague”, c’est assez large: je parle d’une génération qui a envie de se voir sur les écrans, qui a le droit d’exister dans les livres, dans la presse, et qui ne peut justement pas se limiter aux quelques-uns qui émergent. Quand Houda Benyamina a eu sa caméra d’or, j’ai été gênée car j’ai eu l’impression que les gens la découvraient, alors qu’elle œuvre dans le milieu associatif depuis 10 ans. Même chose pour Alice Diop, qui vient de recevoir un César et se retrouve sur-sollicitée pour que ses films soient diffusés, alors qu’elle en réalise depuis des années. J’aurais aussi pu appeler ce livre Le cinéma de banlieue n’existe pas, mais ce qui m’intéressait, c’était ce rapport à la double culture, et comment on vit ça quand, depuis l’enfance, on nous renvoie constamment au visage qu’on n’est pas vraiment français.
“Dans certains scénarios que je lis, par exemple, les auteurs appuient sur les origines d’un personnage alors que ce n’est absolument pas justifié par le reste du récit.”
À chaque réalisateur ou réalisatrice que tu présentes, tu détailles d’ailleurs ses origines et les professions de ses parents, qui sont toujours complètement éloignées du monde du cinéma. Était-ce une volonté de montrer qu’il n’y a pas de déterminisme?
Absolument. Peut-être que certains vont mal prendre le fait d’être catégorisés socialement, mais j’écris pour les générations à venir. Et j’ai envie de dire qu’un fils ou une fille de maçon ou de femme de ménage se dise que c’est possible de faire du cinéma. L’envie, c’est aussi de dire que ce n’est pas une génération de “fils et filles de”, qu’elle ne vient pas du sérail cinématographique, et a même généralement été poussée par les parents -qui voyaient dans le cinéma un loisir, pas une profession-, à choisir une autre voie.
Que se passe-t-il quand des cinéastes blancs, qui ne sont pas issus de cette double culture, s’y intéressent? Je pense par exemple au documentaire Swagger, au film Bande de filles de Céline Sciamma, ou même à Fatima de Philippe Faucon…
Je ne pense pas que ce soit un problème de couleur de peau, car certains cinéastes de la Double vague sont blancs, mais ont vécu au contact de cette “diversité”. Le clivage s’opère plutôt entre ceux qui ont grandi dans ce milieu-là et ceux qui vont aborder cette diversité par des clichés. Les cinéastes en parlent eux-même très bien dans le livre, la problématique qui ressort généralement, c’est le fantasme, le fait d’aller chercher ce qui fait sensation, plutôt qu’un traitement plus pudique qu’aurait un réalisateur de la Double vague.
Dans ton livre, on découvre aussi que, pour certains profs du cours Florent ou certains agents, il est parfois encore difficile d’imaginer quelqu’un d’autre qu’un blanc dans la plupart des rôles. Selon toi, à quoi est-ce lié?
Je ne me l’explique pas vraiment car, dans le milieu, on pense être en contact avec des personnes ouvertes, qui travaillent dans l’artistique et sont censées aller au-delà du réel, et pourtant, on reste assez limités. À un moment, on se rend compte que ce n’est pas le personnage qui prime, mais la description qu’on en fait. Dans certains scénarios que je lis, par exemple, les auteurs appuient sur les origines d’un personnage alors que ce n’est absolument pas justifié par le reste du récit. Tous les cinéastes de la Double vague évitent justement ces écueils, parce qu’ils les connaissent par cœur et qu’ils en ont marre. D’ailleurs, beaucoup d’entre eux étaient des acteurs au départ: ils se sont tournés vers la réalisation faute de trouver des rôles et par envie de refléter autre chose.
“Cette année à Cannes, il n’y avait quasiment aucun film qu’on pourrait estampiller ‘diversité française’.”
Quel rôle Internet a-t-il joué dans l’émergence de ces réalisatrices et réalisateurs?
Un rôle déterminant. L’arrivée de MySpace, YouTube ou Facebook a permis une diffusion inédite des films de la Double vague. Beaucoup d’entre eux ont eu pour la première fois des retours sur leur travail. Enfin, ils accédaient à une certaine reconnaissance! Aïcha Belaïdi, par exemple, allait faire son marché sur MySpace pour trouver les cinéastes qu’elle allait projeter dans son festival. Aujourd’hui, plein de nouvelles webséries apparaissent tout le temps car les gens se disent que le meilleur moyen de se faire connaître, c’est de buzzer sur Internet.
Quelle place les femmes occupent-elles au sein de la Double vague?
Je trouve qu’elles s’en sortent bien, quand on voit Houda Benyamina ou Alice Diop et Maïmouna Doucouré aux Césars. Mais aussi Holy Fatma avec son court-métrage, Nadia Harek, Keira Maameri, etc… Il y a des femmes, mais ça reste comme toujours un milieu masculin. Dans le traitement des rôles féminins, je trouve plus intéressant le regard des réalisatrices que des réalisateurs, car ces derniers ont encore tendance à traiter les rôles féminins par le prisme de la mère, de la sœur ou de la petite amie.
Le sacre de Houda Benyamina et d’Alice Diop témoignent-ils d’une réelle avancée, ou restent-ils encore symboliques?
Je suis très contente de la reconnaissance dont elles bénéficient, mais cette année à Cannes par exemple, il n’y avait quasiment aucun film qu’on pourrait estampiller “diversité française”. Cela pose question: est-ce parce qu’aucun film n’atteint les critères des sélectionneurs? C’est chouette que la situation avance, mais c’est tellement lent… Et je trouve regrettable que la lumière soit faite uniquement sur une ou deux personnes alors qu’il y a tellement de talents dans l’ombre.
Quelle est selon toi la solution pour qu’on avance vraiment? Tu serais favorable à des quotas par exemple?
Ça dépend, car les quotas permettent parfois d’avoir la représentativité au détriment de la qualité. Mais si c’est ce qu’il faut pour faire changer les mentalités, alors pourquoi pas. Par ailleurs, il y a des tas d’initiatives qui font avancer les choses. Je pense par exemple à tout le travail que fait Morad Kertobi au sein du CNC avec le projet Talents en court, porté par Aurélie Cardin du festival CinéBanlieue. Tous les mois au Comedy Club de Jamel Debbouze, cinq ou six jeunes montent sur scène et pitchent leur scénario à un parterre de professionnels du cinéma, auxquels ils n’auraient jamais accès s’ils envoyaient juste des mails. Ce qui manque le plus, c’est la rencontre. Tout le monde se replie sur soi et se met à avoir peur de l’autre, et au final on creuse des tranchées au lieu de se rapprocher les uns des autres. Le cinéma étant un moyen de divertissement bien développé dans notre pays, on pourrait passer par les écrans pour s’offrir d’autres représentations de nous-mêmes.
Propos recueillis par Faustine Kopiejwski
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