Avec Girl on Girl, Charlotte Jansen propose un passionnant tour d’horizon des pratiques des femmes photographes dans plus de 15 pays. Et prédit l’avènement du “female gaze”.
Le selfie d’une jeune femme à frange, le mascara coulant sur ses joues rouges. Une contorsionniste en équilibre contre le mur de sa chambre d’ado. Une jeune fille aux cheveux rose vif regardant vers l’horizon. Une femme noire mangeant une masse de cheveux, le regard planté dans l’objectif. Un corps drapé de blanc, couché par terre et affublé d’une tête de cheval à la crinière rose. Voilà un petit échantillon des photographies belles, bizarres, drôles ou émouvantes que l’on trouve dans le recueil de Charlotte Jansen, Girl on Girl: Art and Photography in the Age of the Female Gaze. Pendant plusieurs mois, la journaliste a interrogé une quarantaine de femmes photographes pour montrer la diversité de leurs pratiques et de leurs démarches.
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Comment les femmes photographient-elles les femmes? Peut-on un jour laisser tomber, comme un serpent qui ferait sa mue, la pellicule invisible du regard des hommes qui a conditionné pendant si longtemps la manière dont on voit le corps féminin? “Tout au long de l’histoire de l’art, explique Charlotte Jansen, les femmes ont été montrées comme vaines, futiles, des objets passifs. Cette image est tellement profondément ancrée dans notre culture que lorsque nous voyons des représentations de femmes, dans l’art ou dans n’importe quel autre contexte visuel, nous les analysons par ce prisme. Montrer une femme comme elle est, c’est devenu une chose très difficile pour une artiste. Cela signifie aller contre cette histoire et contre ces réflexes.”
© Juno Calypso, Massage Mask, 2015
Charlotte Jansen théorise donc l’avènement d’un “female gaze”, un “regard féminin”, qui serait l’opposé du célèbre “male gaze”, expression communément utilisée outre-Atlantique pour définir la domination du regard masculin dans la culture populaire. Depuis plusieurs années, des femmes qui photographient d’autres femmes ont ainsi commencé à poster leurs travaux sur les réseaux sociaux ou sur Tumblr. Avec l’apparition de la caméra frontale, le selfie s’est taillé une place de choix. Loin de balayer cette mode d’un revers de la main, Charlotte Jansen le trouve plutôt libérateur. “Le selfie a été une bonne façon pour les femmes de reprendre possession de leur image, estime Charlotte Jansen. Soudain, elles contrôlent la manière dont elles sont vues et représentées.” Lorsque l’on pose la question à Britney Fierce, jeune photographe très active sur Instagram et Tumblr et adepte du selfie, elle dresse un constat similaire. “J’ai eu tendance à penser que j’avais commencé à me prendre en photo par narcissisme, analyse-t-elle aujourd’hui. Plus tard, j’ai réalisé que c’était surtout pour me sentir mieux dans ma peau, c’est un outil qui peut être très ’empowering’: on choisit comment on veut se montrer.” Dans son ouvrage, Charlotte Jansen cite ainsi l’exemple de Iiu Susiraja, dont les autoportraits provocateurs la montrent, regard fixé sur l’objectif, tenant un balais sous ses seins pendants. “Plus on se prend en photo, plus notre corps devient familier”, précise l’artiste à Charlotte Jansen. Et plus il nous appartient.
“On est bombardés sans cesse d’images de femmes jeunes, très minces, blanches, hétérosexuelles, photoshopées, ultra maquillées, entièrement épilées. On finit par oublier que la plupart des femmes ne ressemblent pas tout à fait à ça.”
Certaines photographes prennent les idéaux du patriarcat à revers en poussant leur imagerie jusqu’au grotesque. Phebe Schmidt dresse le portrait de femmes aux lèvres exagérément grandes et met en scène des corps dans des sacs en plastique, comme autant de marchandises. Dans sa série Celebrities as food, Jaimie Warren se déguise en “Lasagna del Rey”, un mix entre un plat de lasagnes dégoulinant, son visage, et celui de la célèbre chanteuse.
Petra Collins, Untitled #07 (Selfie), 2013–16
D’autres décident de mettre à l’honneur des corps trop souvent invisibilisés. C’est le cas de Pinar Yolaçan et de sa série consacrée aux femmes âgées. “Je veux que les femmes que je photographie soient en pleine possession de leur image”, indique cette dernière. “On est bombardés sans cesse d’images de femmes jeunes, très minces, blanches, hétérosexuelles, photoshopées, ultra maquillées, entièrement épilées, analyse la photographe et réalisatrice française Émilie Jouvet. On finit par oublier que la plupart des femmes ne ressemblent pas tout à fait à ça. C’est pour cela que je prends en photo celles que l’on ne voit pas souvent dans les médias.” Lalla Essaydi, jeune photographe d’origine marocaine, essaie quant à elle de faire éclater le regard orientaliste qui pèse encore trop souvent sur le corps des femmes arabes: “Je ne veux plus que l’on nous dicte comment on doit les percevoir.”
© Pinar Yolaçan, untitled (from Maria), 2007
Pour le nu, c’est une autre histoire. “Nous avons été biberonnés aux publicités sexistes, aux corps contorsionnés, photoshopés, aux poses improbables, explique Britney Fierce. Il est difficile d’imaginer autre chose quand on n’a eu que ce modèle.” Charlotte Jansen illustre ce sujet épineux par le parcours de la photographe britannique Maisie Cousins, qui détourne dans son travail les codes colorés de la presse féminine. Il y a quelques années, elle représentait volontiers le corps nu des femmes, notamment dans l’un de ses clichés iconiques où l’on voit une main attrapant une fesse humide couverte de feuilles et de pétales. Hantée par le spectre du male gaze, elle a fini par affiner sa démarche en retirant le corps féminin de l’équation. “Elle utilise désormais des symboles ‘classiques’ de la féminité, des fleurs et des fruits, décrit Charlotte Jansen, qu’elle mélange avec des limaces, des escargots, des épingles de sûreté, des sirops et autres substances gluantes qui évoquent d’autres aspects du corps des femmes.” Et de continuer: “Les femmes réfléchissent beaucoup à la manière dont elles peuvent photographier le corps nu tout en gardant un certain contrôle. Pour certaines, c’est une position inconfortable: on ne peut jamais tout à fait être sûre de la manière dont l’image sera perçue une fois qu’elle sera rendue publique.” Pour elle, ces problématiques finiront par se dissoudre dans un regard plus incluant. “Je suis sûre que nous arriverons un jour à dépasser le corps complètement, analyse-t-elle. Je pense vraiment qu’il est possible de créer quelque chose avec et pour un public féminin.” Et de se débarrasser, une bonne fois pour toutes, du male gaze.
Pauline Le Gall
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