Dans Grande Section, Hadia Decharrière se replonge dans ses souvenirs d’enfance sur fond de pop culture 80’s pour faire revivre son père disparu.
Il suffit de la googler et de tomber sur son profil Doctolib pour se rendre à l’évidence: Hadia Decharrière-Hamzawi avait peu de chance d’échapper plus longtemps à son gène créatif. Une sœur humoriste que vous connaissez bien, un frère scénariste dont vous avez sans doute vu la comédie 20 ans d’écart: dans la famille, devenir chirurgien-dentiste relevait de l’accident industriel. C’est pourtant cette voie qu’Hadia Decharrière, qui signe son premier roman, Grande Section, de son simple nom d’épouse, a choisi après avoir réussi haut la main le concours de médecine.
Avant que la plume ne vienne la chatouiller, cette trentenaire volubile qui adore raconter des histoires à l’écrit comme à voix haute, maniait principalement la fraise -ce qu’elle continue de faire aujourd’hui, dans son cabinet parisien. C’est à l’occasion des 30 ans de la mort de son père, qu’Hadia Decharrière a ressenti le “besoin de passer par une sorte de rite initiatique” et s’est mise à raconter son histoire. Celle d’une enfant née au Koweït, élevée entre Cannes, Damas et San Diego dans les années 80, et témoin de ce qu’aucun enfant ne devrait jamais avoir à vivre: la disparition d’un père emporté en quelques mois par un cancer.
“Un livre ultra-vivant pour célébrer un mort.”
Dans Grande section, Hadia Decharrière convoque ses souvenirs d’enfance à l’aide d’une cascade de références à la pop culture des 80’s. Un travail de deuil aux couleurs fluo, dont l’amertume se dissout au goût du Dr. Pepper et au son de Michael Jackson. Un livre ultra vivant pour célébrer un mort, un album Panini où manquent certaines images, mais où toutes celles en présence ont été collectées avec le plus grand soin et conservées intactes. Une écriture habile au service d’un texte fort, bardé de fulgurances littéraires, et qui a séduit plusieurs maisons d’édition avant que JC Lattès ne remporte la mise.
Un texte qui a bien failli ne pas voir le jour, tant son auteure pensait au départ que son histoire “n’intéresserait personne” –et qui existe aujourd’hui en librairies grâce, entre autres, à la persévérance d’une amie bienveillante et convaincue du potentiel de l’œuvre. Un “message d’une fille à son père”, simple et beau, qui parle aussi de nostalgie, d’identité et de transmission.
Premier roman, première expérience d’écriture?
J’ai toujours aimé écrire, mais ma première expérience d’écriture importante, je l’ai vécue lorsque j’ai fait une fausse couche tardive à cinq mois de grossesse; j’avais écrit un texte très cathartique à l’époque, ça m’avait beaucoup aidée. J’avais d’ailleurs envisagé de le publier.
Grande section comporte un tas de références à la pop culture. Repenser aux films ou aux chansons de ton enfance, c’était le meilleur moyen de voyager dans le temps?
Je suis très attachée à la nostalgie et au fait de revivre des sensations anciennes. Quand on a commencé à avoir Internet, on a très vite pu retrouver des images de notre enfance, comme des génériques télé ou des publicités. A chaque fois que je revoyais l’un d’eux, j’avais une espèce de montée d’adrénaline, des papillons dans le ventre. Je me suis rendu compte que toutes ces images, ces sons, m’ont construite. Dans Grande section, je cite notamment Thriller, qui a été pour moi une émotion télévisuelle immense: quand j’ai découvert ce clip, j’ai été tiraillée entre la peur et la fascination. Et, à chaque fois que je le revois, je retrouve la sensation que j’ai éprouvée enfant.
“J’ai été éduquée par la télé, j’ai passé un temps monstre à la regarder.”
Gamine, tu as souvent été trimballée d’un pays à l’autre: toute cette culture pop fait-elle aussi office de tronc commun, est-elle une façon de te rattacher aux gens de ta génération, de leur adresser des clins d’œil?
Ce n’était pas la cas au moment de l’écriture, car je ne savais pas que mon texte allait devenir un livre. J’ai juste eu plaisir à me replonger dans ces références. En revanche, maintenant que le livre est sorti, les gens me parlent beaucoup de ces références. Je me rends compte que les personnes nées entre 1970 et, en gros, 1988, ont connu des choses qu’aucune autre génération n’a connue ou ne connaîtra. La culture télévisuelle et la musique par exemple, étaient très différentes de ce qui existe aujourd’hui. Elles n’étaient pas marquées par l’immédiateté. Il fallait patienter, on était à la merci de ce qui était diffusé, on n’avait pas le replay. Il y a avait un côté “cadeau de Noël” à chaque fois qu’on allumait la télé.
Ton livre parle de la disparition d’un père, mais aussi beaucoup de l’absence d’une figure féminine inspirante: ta mère est fantomatique, ta tante acariâtre, ta cousine une peste… Quels ont été tes modèles féminins?
Des personnages de films ou de livres. J’ai été éduquée par la télé, j’ai passé un temps monstre à la regarder. Il y a eu par exemple Jane de la jungle, dont je parle dans Grande Section. C’était une femme hyper forte, qui se battait par exemple contre les pollueurs. J’ai aussi été fan de Wonder Woman, de Cat’s Eyes: je vouais un culte aux femmes qui étaient fortes physiquement. À la télé, de façon assez étonnante, j’adorais aussi Simone Veil, sans avoir aucune idée de ce qu’elle faisait. J’avais vaguement compris que c’était une femme politique, et j’étais fascinée par ses tailleurs Chanel. (Sourire.) Ce n’est que plus tard, quand j’ai lu ses mémoires alors que j’étais adolescente, que j’ai mesuré son importance.
© Layla Chatila
Et en littérature?
J’adorais la Comtesse de Ségur et j’étais interpellée par le fait qu’au début de chacun de ses livres, on lise “La Comtesse de Ségur née Rostopchine”. Je trouvais ça intrigant qu’il y ait son nom de jeune fille. Quand j’ai cherché à savoir pourquoi elle faisait ça, j’ai découvert que cette femme n’avait pas existé par elle-même avant de se mettre à écrire, à 50 ans passés. Elle n’avait pas le droit de toucher de l’argent sans l’accord de son mari et s’est battue contre ça. Sinon, l’héroïne absolue de la littérature enfantine était pour moi Joséphine March. Contrairement à ses sœurs, elle ne cherchait pas spécialement à se marier, se coupait les cheveux courts, publiait des romans… Elle n’était jamais là où on l’attendait.
Quid des femmes de ton entourage?
Je n’arrive pas à penser à une femme réelle qui m’ait spécialement inspirée. En revanche, quelques unes m’ont montré ce que je ne voulais pas être. J’avais beaucoup de mal avec certaines particularités des femmes orientales, que ce soit en France ou à Damas. Beaucoup d’entre elles n’accordaient pas de crédit à leur propre avis et attendaient l’approbation d’un homme. Assez vite, ça m’a révulsée et, en conséquence, j’ai un peu mis mes origines à distance. J’avais du mal à me considérer entièrement comme femme arabe, parce que je n’aimais pas ce que dégageaient ces dernières dans leur absence de liberté. Finalement, en grandissant, et notamment avec l’arrivée de ma fille -à qui j’ai d’ailleurs donné un prénom arabe-, j’ai remis en question mes certitudes. J’ai notamment compris qu’un certain nombre d’entre elles s’étaient battues ou continuaient de se battre, de porter une voix forte.
“Dans la vie, tout est possible. Comme être chirurgien-dentiste et écrire un bouquin.”
Tu fais souvent intervenir ta fille dans ton livre. Tu as envie d’être pour elle ce modèle que tu n’as pas eu?
Ce que j’espère fondamentalement, c’est pouvoir lui faire comprendre que dans la vie, tout est possible. Comme d’être chirurgien-dentiste et d’écrire un bouquin. Je voudrais lui offrir une liberté de penser énorme. Quand on cherche trop à être un modèle –que ce soit un modèle de mère française ou orientale-, on se retrouve enfermée dans un carcan et on borne les possibilités de son enfant. J’aimerais qu’elle grandisse en cultivant moins de préjugés que moi. Car, finalement, le bonheur de la réflexion, c’est de ne pas avoir de convictions.
Dans ton livre, tu parles sans tabou de plusieurs aspects de ta vie, comme de ta fausse couche ou ta rhinoplastie. Il y avait pour toi un devoir de transmission, ou juste un aspect cathartique, à coucher ces éléments sur le papier?
Au moment de l’écriture, uniquement un aspect cathartique. Cela dit, lorsque j’ai écrit mon premier texte sur la fausse couche, mon psy m’avait conseillé de le publier pour aider les autres femmes. Suite à cela, j’ai rencontré plusieurs personnes qui ont dû affronter un deuil périnatal, et je leur ai envoyé mon texte. Et cette transmission m’a rendue très heureuse. Dans mon prochain livre, que je suis en train d’écrire, j’ai dépassé le côté psychanalytique, personnel et autocentré, et cela est passé par le fait de lâcher la première personne. Je me suis rendu compte qu’on pouvait transmettre encore plus en passant par la fiction.
© Layla Chatila
Grande section est parfois traversé par des termes scientifiques qui trahissent ton background médical. Ces termes t’ont-ils aidée à prendre de la distance, ou font-ils tout simplement partie de ton vocabulaire quotidien?
J’ai deux façons d’envisager le corps humain: il y a ma part scientifique et médicale, celle qui a disséqué des corps humains en deuxième année de médecine, et il y a le côté littéraire qui sonde davantage l’âme qui est liée à ce corps. Mais l’utilisation de ces termes relève aussi de la poésie: je suis très attachée à la sonorité des mots et des phrases. J’ai toujours été fan de Serge Gainsbourg, dont la façon d’aborder la sonorité est indescriptible de génie. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai mis une citation de Gainsbourg au début du livre: il me paraissait impossible de trouver une phrase aussi juste dans la littérature, aussi bien en termes de sens que de sonorité, pour décrire ce qui attendait le lecteur derrière ces pages.
Ton père apparaît dans le livre comme un papa formidable. A quel point l’as-tu idéalisé?
Je pense qu’on a tendance à voir les choses en plus grand et en plus beau quand on est enfant. Ce livre est basé sur des souvenirs, et je me rends parfaitement compte de la distorsion énorme qu’il y a probablement entre eux et la réalité. Mais c’est comme un psychiatre avec son patient. Le psychiatre ne cherche pas à savoir si son patient dit la vérité ou pas: ce qui est important, c’est la vérité du patient, et pour pouvoir avancer avec lui, il faut rentrer dans sa vérité, fut-elle complètement éloignée de la réalité objective. Je ne saurai jamais quel type de père le mien fut réellement mais, ce qui est sûr, c’est qu’il m’en reste de bonnes sensations. Et que ces sensations m’ont aidée à écrire.
Propos recueillis par Faustine Kopiejwski