Par convictions profondes ou déconstruction (parfois inachevée), de plus en plus d’hommes se revendiquent féministes. Mais qu’ont-ils vraiment à y gagner?
Homme et féminisme, dès 1977, Christine Delphy abordait la question dans un article intitulé “Nos amis et nous”, paru dans la revue Questions féministes. La féministe, sociologue et chercheuse au CNRS y désigne les hommes alliés de la cause comme des obstacles à l’émancipation des femmes, uniquement prompts à défendre les collectifs féministes si ces dernières leur laissent la parole et prennent leur avis en compte. Alors qu’en est-il quarante ans plus tard? “Certains hommes ont évolué, surtout parmi les jeunes”, explique aujourd’hui Christine Delphy. “Le mouvement féministe les a interpellés. Ils n’ont pas envie d’avoir des relations fausses à autrui et sont humanistes, c’est-à-dire qu’ils considèrent les femmes comme des êtres humains et essayent d’agir selon leurs principes.”
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
“Féministes”, vraiment?
Dans les années 1970, certaines militantes considèrent le féminisme comme une politisation de l’expérience de la position sociale de femmes. Pour elles, les hommes ne peuvent pas se dire féministes car ils ne sont pas les premiers concernés par cette oppression. “De ce point de vue, les hommes ne peuvent pas, par définition, se dire féministes sous peine d’être accusés de vouloir récupérer le féminisme”, décrypte le sociologue et politiste Alban Jacquemart, Maitre de conférences à l’Université Paris-Dauphine, IRISSO et auteur de Les Hommes dans les mouvements féministes: Socio-histoire d’un engagement improbable (PU Rennes, 2015).
Au milieu des années 1990, le terme pro-féministe émerge en Amérique du Nord, puis en France, pour désigner le rôle premier des femmes dans le féminisme et le rôle de soutien des hommes. “Un homme ne devrait pas dire qu’il est féministe ou pro-féministe, il devrait le vivre”, considère D, responsable associatif. “Tout comme je pense qu’un blanc ne devrait pas avoir à dire qu’il est antiraciste, ses actes et ses prises de positions devraient parler pour lui.” Bien que cette expression ne fasse pas consensus, elle est généralement adoptée par la majorité des intéressés. “Notre démarche est très différente”, estime le réalisateur Patric Jean. “On marche vers le même but, l’égalité, mais on arrive en sens inverse.”
Pour d’autres, ce débat terminologique est dépourvu d’intérêt et sous-entendrait que femmes et hommes ne partagent pas les mêmes objectifs.“Jouer sur les mots me paraît vraiment superflu, et peut même faire perdre du sens aux engagements”, considère Julien, qui se définit comme un féministe humaniste.
Le camp des oppresseurs vu de l’intérieur
De nombreux hommes, humanistes avant tout, se sentent concernés par toutes les formes d’inégalités, qu’elles touchent les femmes ou d’autres. “Le féminisme n’est pas une affaire de femmes, comme la lutte contre l’homophobie n’est pas une affaire de LGBT ou le racisme l’affaire des noir.e.s et des Arabes…”, analyse Antoine, journaliste. Pour Fred Bladou, activiste anti-sida, “la lutte contre le racisme, l’antisémitisme, la négrophobie, l’islamophobie, ne peut être dissociée de la lutte contre le sexisme”.
Côté féministes, ces hommes s’avèrent des soutiens car ils permettent une autre lecture de la domination. “Ils apportent un éclairage différent sur l’oppression des femmes, car ils connaissent le camp de oppresseurs de l’intérieur”, indique Christine Delphy.
De prime abord, les hommes ont pourtant tout à perdre à se remettre en cause et à renoncer à leurs privilèges. Mais cette déconstruction peut aussi présenter ce que Patric Jean nomme des “bénéfices secondaires”: “Quand j’ai fait mon film La Domination masculine, il y a dix ans, j’ai eu beaucoup de difficultés à trouver des financements, mais le fait que je sois un homme qui s’intéresse à ces questions a joué en ma faveur. Si j’avais été une femme, il n’aurait jamais vu le jour.”
“Pécho” de la féministe
Néanmoins, ils découvrent parfois avec amertume que se revendiquer féministe peut porter préjudice, notamment dans le cadre professionnel. “Demander un congé paternité, un temps partiel, vouloir quitter le travail plus tôt pour des raisons familiales, ou même prendre des jours ‘enfants malade’, est plutôt mal vu”, déplore Didier, qui se définit comme un “féministe pratiquant”.
La question de l’orientation sexuelle rentre également en jeu. Logiquement, l’homme hétérosexuel pro-féministe peut être potentiellement attiré par des féministes et avoir envie de les séduire. A l’instar de tout collectif, les groupes féministes sont aussi des lieux de relations amicales, amoureuses et/ou sexuelles. Mais comme le précise Alban Jacquemart, “les convictions sincères ne protègent pas du sexisme” et il n’est pas rare d’y croiser des hommes venus “pécho” de la féministe.
“Le problème c’est que certains, et j’en connais, sont dans la drague lourde et ne comprennent pas que ce n’est ni le lieu ni le comportement adéquat”, commente Patric Jean. “Un homme en réflexion sur ces questions sait qu’une femme qui veut séduire sera en mesure de le faire, alors automatiquement il essayera de se mettre ailleurs, afin de ne pas être intrusif”, juge D.
Princes charmants et non-mixité
Mais parfois, c’est tout le contraire qui se produit. Auprès de femmes qui ne s’intéressent pas plus que ça à la question, la carte du féminisme ne passe pas forcément. “Je me suis fait plusieurs fois jeter en annonçant que j’étais féministe”, témoigne Didier. “Beaucoup de femmes attendent que nous soyons le prince charmant que l’on voit dans les films.” “Certaines ne vont rien y comprendre et pensent qu’on se prend la tête pour rien”, ajoute Julien.
Pour se prémunir de ces comportements, certaines organisations optent pour la non-mixité. Ce choix politique a tendance à en rebuter certains qui s’inscrivent dans une forme de “d’accord pour être féministe, mais avec nous!”. Pourtant, les inclure signifie parfois s’exposer à la reproduction des schémas de domination. “Les gens se font une idée très bizarre de la non-mixité”, constate Christine Delphy. “On peut discuter avec des hommes quand on veut en dehors d’un mouvement. L’univers est mixte. Alors pourquoi ne pas avoir quelques heures de non-mixité face à des millions d’heures de mixité?”
Se retrouver dans une forme d’entre-soi
Même quand les hommes comprennent ce besoin, il n’est pas toujours simple à accepter. “J’y ai été confronté il y a plus de vingt ans avec les Marie Pas Claire [un groupe féministe très actif dans les années 1990, ndlr.]”, se souvient Antoine. “Elles faisaient le constat qu’elles n’avaient pas la parole dans les réunions politiques. Ça me faisait mal au cul de le reconnaître, mais c’était vrai.”
Alors que Fred Bladou ne voit là “aucune exclusion mais plutôt une volonté d’échanger entre pairs sans avoir à modifier son discours ou à le limiter”, Julien émet des réticences: “fermer un espace à l’autre me semble toujours potentiellement dangereux. Mais je comprends tout à fait qu’à certains moments on ait besoin de se retrouver dans une forme d’entre-soi.”
Et Alban Jacquemart de conclure: “si des hommes souhaitent s’engager, il faut rappeler qu’un nombre important de collectifs mixtes existent et qu’ils peuvent faire preuve de leur attachement au féminisme dans leurs pratiques professionnelles, familiales, conjugales ou sportives”.
Eloïse Bouton
Cet article a été initialement publié sur le site des Inrocks
{"type":"Banniere-Basse"}