L’année 2016 aura été marquée par la violence des manifestations contre la loi Travail de Myriam El Khomri. Parmi les cortèges de tête identifiés comme ceux des “casseurs”, une poignée de militantes femmes étaient là pour en découdre. Enquête.
Bastille, cet automne. Depuis la trêve estivale, c’est la première journée de mobilisation contre la loi Travail. En première ligne du cortège, les membres du Black Bloc (également appelé Cortège de tête) sont plusieurs centaines, masqués et tout de noir vêtus. Souvent catalogués “casseurs” par les médias, leurs motivations et leurs profils restent méconnus. “C’est une tactique apparue dans le cadre d’une lutte pour la défense d’un squat à Berlin-Ouest au début des années 80”, précise Geneviève Vaillancourt, chercheuse québécoise qui étudie le mouvement. Une chose les unit: la haine commune envers l’État capitaliste et les forces de police. Parmi les silhouettes en noir s’agitant au milieu des nuages de gaz et la pluie de pierres, on dénombre désormais beaucoup de femmes. Leur présence étonne. Sans doute parce que dans l’inconscient populaire, la violence, ça a toujours été un truc de mec.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Raphaëlle* et Camille* pensent le contraire. Il y a moins d’un an, elles ont intégré le Black Bloc. Attablées à la terrasse d’un café du 13ème arrondissement de Paris, elles expliquent: “On ne se reconnaissait plus dans les cortèges traditionnels, syndicaux ou étudiants. On s’est rendu compte qu’ils étaient inefficaces.” Depuis, devant les syndicats, en première ligne du cortège, l’étudiante en sociologie et l’ancienne de Sciences Po (devenue fonctionnaire dans une prestigieuse administration dont elle préfère taire le nom) accompagnent la centaine de militants qui défient les CRS. Les deux jeunes femmes assument l’idéologie du mouvement, elles sont anticapitalistes et détestent les policiers. “Pas en tant qu’humains mais dans ce qu’ils représentent. Je ne souhaiterai jamais la mort d’un flic.”
Black Bloc et Suffragettes: même combat?
Dans ces cortèges, elles ne font pas juste de la figuration. Les deux amies de 21 et 24 ans participent régulièrement à des réunions de stratégie du Black Bloc et même à des journées d’entraînement pour apprendre à réagir dans les manifs. Pour ceux qui douteraient des affinités du mouvement avec la cause féministe, il suffit de lire le carton d’invitation aux “initiations aux mouvements collectifs”. Les participants sont clairement invités à laisser chez eux leur “virilisme et leur testostérone”.
“C’est une opportunité de casser le modèle de la femme douce, patiente, à l’écoute pour être enfin en mesure d’exprimer une rage face à un système.”
Regroupées dans un lieu qu’elles préfèrent tenir secret, elles se retrouvent pour apprendre “à se laisser tomber, à se déplacer en groupe. À marcher à l’aveugle. Et à réagir au cas où le gouvernement pète les plombs et ordonne de tirer sur la foule”, s’amusent-elles. Une formation quasi militaire qui n’est pas sans rappeler un mouvement féministe plus ancien, celui des Suffragettes.
Début du XXème siècle, au Royaume-Uni: des centaines d’Anglaises luttent pour obtenir le droit de vote. Celles que l’histoire retiendra comme les “Suffragettes” n’y vont pas par quatre chemins. Entraînées au jujitsu, elles n’hésitent pas à utiliser la violence pour se faire entendre. Caillassage de la voiture du ministre des finances, agression des ministres Herbert Gladstone et Herbert Asquith sur un terrain de golf, agression au fouet de Winston Churchill, elles multiplient les actions et les arrestations. Après des mois d’emprisonnement et de grèves de la faim, elles obtiennent gain de cause en 1918.
Anticapitalisme et antisexisme
Les femmes des Black Blocs sont-elles les héritières des Suffragettes d’hier? “La différence c’est qu’elles, elles se battaient pour leurs droits de femmes, remarque Raphaëlle. Dans le Black Bloc nous combattons d’abord le système capitaliste.” Pas de féminisme donc? Pour Geneviève Vaillancourt, “l’anonymat que procure le Black Bloc permet de sortir de la binarité homme-femme. C’est une opportunité de casser le modèle de la femme douce, patiente, à l’écoute pour être enfin en mesure d’exprimer une rage face à un système. Grâce à la flexibilité qu’apporte cette forme de lutte, certaines femmes confient ressentir plus de pouvoir, tant individuel que collectif.”
Camille précise: “Intégrer un Black Bloc n’est pas une démarche féministe en soi. Elle n’est pas conscientisée. Mais ce qui est féministe, c’est d’être là. D’occuper cet espace public beaucoup trop masculin, celui-ci comme n’importe quel autre d’ailleurs.”
“La chute du capitalisme n’entraînera pas la fin du sexisme.”
Elles estiment que “dans l’histoire, les femmes ont toujours été présentes lors des manifestations. Violentes ou non. On n’en parlait pas, c’est tout.” Les médias modernes leur offrent désormais une tribune et une chose est sûre, la majorité des filles qui intègrent les Black Blocs sont fondamentalement féministes. “C’est normal, le capitalisme est un système machiste. Il préserve les codes sexistes parce que ça l’arrange”, soulignent les jeunes militantes, pour qui l’absence de femmes parmi les dirigeants du CAC 40 est un indice de cette domination masculine. Mais elles insistent, “il ne faut pas mélanger les deux luttes. Elles sont distinctes. Il y a des filles qui sont féministes et capitalistes. D’ailleurs, la chute du capitalisme n’entraînera pas la fin du sexisme.”
En attendant, même si elles sont de plus en plus nombreuses, les femmes qui choisissent d’intégrer le cortège de tête, et plus globalement d’user de la violence, restent minoritaires. N’est pas venu encore le jour où l’on verra une foule de femmes en colère repoussée par un cordon de CRS… femmes.
Clément Peltier
{"type":"Banniere-Basse"}