Son succès fulgurant après la Star Ac’, la Corse, la musique, ses doutes, ses envies: on a rencontré Jenifer pour la sortie de son nouvel album.
Y a-t-il une vie après la variété française? Bien sûr que oui vous répondront les mastodontes et dinosaures du genre. Reformulons-donc la question: y a-t-il une qualité de vie après la variété française? Et une qualité tout court? Paradis Secret, le 7ème album que Jenifer vient de publier, contient des bribes de réponses à ces questions. Mais c’est à la chanteuse qu’il convenait de les poser. Car son parcours et son histoire s’inscrivent au cœur des tiraillements entre pop et variété, entre facilité à écrire une chanson et chanson un peu trop facile. Elle a beau être plus médiatisée et connue que Louane, Patxi et Emma Daumas réunis, elle ne s’est jamais vraiment livrée sur la célébrité, ses idées noires comme le black metal, ses choix artistiques, l’écriture, les virages sinueux de sa carrière, sa variété un peu honteuse. On voulait surtout comprendre avec elle où est sa place. Où est la place, dans la France d’un Drucker qui prolonge l’âge de la retraite mieux que le Medef, la France de Tal, la France d’une chanson qu’elle veut amener sur les terres ici inconnues d’une pop de prime time grand public. Cette pop à l’anglo-saxonne qui n’existe pas chez nous, où n’est recensé aucun équivalent de Robbie Williams, Katy Perry, ABBA ou des All Saints. À part Daho, c’est vrai. Une chanson pop que connaîtrait ta grand-mère et qui tournerait à la boum de fin d’année d’une classe de CM1 autant qu’à un banquet de fin de moissons dans la Meuse.
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La voilà six albums plus tard dans un paysage ravagé par la chute des ventes de disques, avec des morceaux en clin d’œil à la chanson anglaise estampillés sixties.
Pour cet album, Jenifer est allée chercher l’auteur compositeur Emmanuel Da Silva et son compère Frédéric Fortuny, ex-Autour de Lucie entre autres, pour l’écriture, la musique et la réalisation. Un casting singulier pour une chanteuse qui a écoulé 1 million d’exemplaires de son premier album en 2002, il y a quatorze ans, une éternité. Elle n’affiche alors que 21 ans au compteur, devient un phénomène médiatique ahurissant et la proie rêvée de la presse people. La voilà six albums plus tard dans un paysage ravagé par la chute des ventes de disques, avec des morceaux en clin d’œil à la chanson anglaise estampillés sixties. Un choix qui risque de déstabiliser ses fans historiques, tandis que les apôtres de la nouvelle chanson française se pinceront par principe le nez sur l’ancienne gagnante d’un télé-crochet de télé-poubelle. Des cordes, des mélodies pop insouciantes, des slows plein de gravité et une envie d’entertainment de qualité pour une fille de la Star Ac’ devenue coach de The Voice? Non mais allo quoi.
Ton dernier album de 2013 était un disque de reprises, tu avais hâte de renouer avec des titres à toi?
J’avais besoin de me retrouver, de retrouver les premières sensations qui m’ont fait aimer la musique, en allant par exemple chez Freddie (Fortuny) dans son studio, à faire de la musique et ce qu’on aimait comme des ados. Juste faire de la musique sans calcul, en bouffant un sandwich en bas de la maison, en buvant des coups et en parlant de nos vies, de ce qui se passe dans le monde.
Tu dis “sans calcul”, ça veut dire que malgré tout ce que tu as vendu dans ta carrière, tu n’as pas de pression?
Je suis tout sauf marketing. Je n’ai jamais calculé quoi que ce soit, j’ai toujours fonctionné en fonction des rencontres.
Et de ta maison de disques?
Oui mais après, chacun son boulot. À moi de m’imposer. Je ne vais pas faire les choses mécaniquement parce que c’est la mode. J’ai toujours fonctionné avec mon feeling selon les rencontres. Comme j’ai été curieuse d’explorer des univers différents, en fonction de l’âge, des humeurs… Quand j’ai rencontré Pierre Guimard, il faisait un peu d’électro avec Lilly Wood & the Prick. J’ai voulu travailler avec lui et ça a donné Appelle-moi Jen, un disque plus synthétique. Là, j’ai retrouvé ces premières sensations dont je parlais. Elles expliquent l’ambiance et le clin d’œil aux années 60/70 de ce disque, car c’est la musique qui m’a bercée pendant l’enfance et l’adolescence, celle qui m’a appris plein de choses. J’aurais aussi adoré vivre à cette époque.
Pour cet album, tu as aussi travaillé avec Emmanuel Da Silva. Qu’est-ce qu’il t’a apporté?
Il a ce talent de savoir structurer en racontant une histoire, ce dont je suis incapable. Je peux t’écrire quatre pages mais ça ne va intéresser personne. En plus, ce que j’écris est presque morbide.
Ah bon?
Non, enfin… Je ne suis pas très positive quand j’écris.
Des choses sombres te viennent à l’esprit?
Ouais, souvent. Mais c’est un exutoire. J’ai besoin d’écrire mais suis incapable d’écrire seule une chanson.
Tu penses qu’un jour, tu y arriveras?
Peut-être.
“Si je suis toute seule, je m’ennuie et m’autofatigue très très vite.”
Tu en as envie?
J’en sais rien, c’est pas mon moteur. C’est pas mon ambition. Et puis j’aime bien la notion d’équipe, j’en ai besoin même quand je suis en tournée. J’ai besoin de ça pour avancer car, si je suis toute seule, je m’ennuie et m’autofatigue très très vite.
Tu parlais de retrouver la musique de ton enfance, tu penses à ton père qui t’a fait aimer Stevie Wonder, James Brown et les Beatles, et à ta mère qui était chanteuse?
Chanteuse d’orchestre oui, j’ai souvent traîné avec elle. La musique est le seul truc qui ne m’ennuyait pas. Le seul truc qui me permettait de m’évader. Après, je me suis construit ma propre discothèque. Au début, je ne voulais chanter que pour moi, pour mon évasion. Fermer les yeux et faire de la musique comme ça, sans avoir pour ambition d’être reconnue.
Enfant, on pense déjà à une carrière?
Un peu quand même, au fond de soi. J’allais dans la piaule de mon frère qui était déjà fan de foot, où il y avait toutes ces photos de stades. Je prenais ma brosse à cheveux et m’imaginais dans un stade. Mais je n’en parlais à personne. C’est après que j’ai fait la Star Ac’ et ça a été le chamboulement. Je l’ai plus faite par dépit parce que ça faisait deux ans que j’étais à Paris et que c’était assez bien rémunéré. J’ai aussi été très influencée par mon entourage qui m’a poussée parce que ça n’allait pas trop et que ma fierté m’empêchait de revenir à Nice pour tenter d’avoir une place pour chanter dans un restaurant. Je suis allée à la Star Ac’ et j’ai bien fait. J’ai pris des cours, c’était gratuit. Ça a duré trois mois, j’ai vécu ça comme une colo, en prenant ce qu’il y avait à prendre. Ensuite, j’ai connu mes premières scènes, rencontré des musiciens formidables, puis fait ma propre tournée, mes propres disques, sans trop savoir ce que je voulais. Mais je savais surtout ce que je ne voulais pas, c’est ce qui m’a aidée.
© Yann Orhan
Qu’est-ce que tu ne voulais pas?
Tomber dans le piège de… comment dire… dans une caricature, et d’être noyée dans un truc purement marketing. Je ne voulais pas être une simple marionnette. Parfois, je laissais croire que j’en étais une, mais ça n’a jamais été le cas.
C’est de toute façon une position un peu vouée à l’échec.
J’ai toujours été lucide là-dessus. À un moment, la vérité te rattrape. Tu ne peux pas jouer un rôle toute ta vie, je n’y crois pas.
Comment à 21 ans, on vit le succès d’un premier album qui se vend à 1 million d’exemplaires?
C’est dingue. On n’est pas du tout préparé. La première tournée de la Star Ac’, c’était les Beatles. On a vécu un truc de fou.
Direct les stades dont tu rêvais enfant!
C’était complètement dingue. J’étais émerveillée de l’ampleur du truc et en même temps, ça me faisait peur. Être en équipe m’a énormément aidée, tout comme l’éducation que j’ai reçue, pour canaliser cette énergie sans oublier d’où je venais. Ne jamais considérer les choses comme acquises grâce à des gens qui me ramenaient sur terre. J’étais concentrée sur l’essentiel et j’aimais vraiment la musique plus que tout. C’est la passion, plus que tout autre chose, qui m’a menée à bon port.
“Aujourd’hui, il y a des artistes formidables, mais quand tu vois ce qu’on met en avant dans les formats radio, c’est super compliqué de s’imposer.”
Le succès de ce premier album t’a collé la pression d’entrée ou t’a offert ta liberté?
La liberté, franchement. J’ai pris le temps d’aller au bout de mes idées à chaque fois. Et d’y aller sans rien regretter, quitte à me tromper parfois.
Tu parles de trucs qui te plaisent moins aujourd’hui?
Non pas du tout.
D’échecs commerciaux?
Non plus. Surtout pas ça.
Comment tu te situes dans le paysage de la musique française, entre la variété et la pop?
Avant il y avait des personnages, des gueules, des interprètes, des histoires… c’était l’époque la plus prolifique. Comment faire mieux que ces modèles? On ne peut pas. Il faut s’en inspirer, mais avec humilité. Aujourd’hui, il y a des artistes formidables, mais quand tu vois ce qu’on met en avant dans les formats radio, c’est super compliqué de s’imposer. Là, je repars au combat car j’ai pris le contrepied de tout ce qui passe en radio -enfin pas tout, heureusement. Je suis souvent hors format. Et j’ai le cul entre deux chaises. Je connais ma popularité, je sais la musique que j’ai faite sur ce disque-là, je chante Mourir dans tes yeux que je choisis en single… Dire “mourir dans tes yeux”, c’est pas très festif. C’est un peu hors norme par rapport à ce qu’on attend de moi.
Le cul entre deux chaises, ça veut dire que ton album ne s’adresse à aucun public en particulier?
C’est un peu “qui m’aime m’écoute et adhère ou pas”. Je suis très curieuse de voir ce qui m’attend avec ce disque sur scène aussi, de voir qui va venir. Sur toutes les tournées, ça a souvent changé. Il y en a qui grandissent avec moi, il y en a qui partent, certains qui reviennent, d’autres qui débarquent et qui assument écouter Jenifer.
Tu utilises le mot assumer, ça veut dire que c’est honteux de t’écouter?
Ça peut être un peu cheap quand tu passes à la télé. Qu’on le veuille ou pas, il y a toujours un préjugé. Je le sais mais c’est pas grave. Ça m’arrive de croiser des gens dans la rue, qui veulent une photo, qui m’aiment bien, mais en même temps, c’est pour leur frère. Et puis il y en a qui me détestent parce que c’est comme ça. Il faut de tout. Mais c’est marrant à vivre.
Il y a de quoi être jaloux de stars anglo-saxonnes qui sont moins honteuses, parce que là-bas, la pop est un genre large et populaire.
Oui, ici il y a des cases, et je déteste les cases.
Mais là, tu vas vers une case variété pop à l’anglo-saxonne qui n’existe pas en France, quitte à te mettre à dos tout un public qui n’attend pas ça de toi.
Exactement. Et c’est comme ça que je suis. Je ne vais pas faire de la musique en fonction d’eux, non. Ou alors j’arrête de chanter et je fais autre chose. Je tiens à rester sincère et honnête avec ce que je propose. Quitte à en vendre deux et demi, ben tant pis. C’est comme ça, c’est la vie. Mais je ne peux pas être malhonnête, c’est pas possible.
Quel est l’accueil dans les médias?
On a un bel accueil. Après, c’est plus difficile à installer en radio, ça met plus de temps. Mais j’ai toujours eu ça. Chaque album a été une remise à zéro constante et tant mieux. Et puis des gens réagissent positivement alors qu’ils ne l’ont fait pour aucun de mes disques. Globalement, j’ai un bel accueil et c’est chouette, mais ça demande plus d’investissement, de temps et de travail.
J’imagine que ton aura médiatique, en particulier à la télé, t’aide énormément?
Oui, ça aide, mais c’est jamais assez. C’est un combat de tous les jours et c’est bien, ce sont des petites leçons d’humilité qui font du bien.
“Je sais que je suis une privilégiée, que j’ai de la chance par rapport à ce qui se passe dans le monde, je m’interdis une seule seconde d’être négative.”
La Corse, la famille, les racines, c’est ça qui t’a souvent aidée à ne pas partir en vrille?
Oui, en plus j’ai tendance à être un peu excessive. Ça me canalise, c’est mon refuge, mes terres, ma famille. C’est mon équilibre. J’ai besoin d’y retourner pour garder les pieds sur terre.
Ça te permet aussi de jouer le jeu des médias quand il le faut?
Oui, et de m’en amuser aussi. Et de me permettre de continuer à m’amuser dans ce métier qui est ma passion, pour ne pas le faire de façon robotique. Mon manager sent quand ça va pas: “Barre-toi, là il faut que tu te barres.” Je ne voudrais pas être blasée d’une quelconque manière, parce que c’est trop bien et que je sais que je suis une privilégiée, que j’ai de la chance par rapport à ce qui se passe dans le monde, je m’interdis une seule seconde d’être négative. Ce n’est que du divertissement, de la musique, du bon temps, du bonheur, et quoiqu’il advienne, j’ai de la chance. Quand je reviens de Corse, j’en ai doublement conscience.
Ça t’a aidée à supporter la surexposition dans ce qu’elle a de pire, la presse people et le reste?
Oh oui. Au début, ça a été extrêmement douloureux. Pendant quelques années, je me suis interdit beaucoup trop de choses à cause de ces merdes. J’étais devenue agoraphobe, je n’allais plus aux concerts, au cinéma. J’ai rencontré des gens qui m’ont fait du bien, qui m’ont fait prendre la distance qu’il fallait avoir. Maintenant, je m’interdis que ça m’atteigne psychologiquement et que ça m’empêche d’avancer.
C’est de là que te viennent ces images sombres ou c’est un truc plus profond?
Un mélange de tout qui est très ancien. L’enfance, l’adolescence, des gens que j’ai côtoyés, des choses que j’ai pu voir, dont j’ai été témoin. Ça revient parfois et c’est ce qui m’a forgée aussi. Je ne regrette pas de les avoir vécues. Quand j’écris, ça me ramène à des images qui reviennent comme ça, et je les mélange avec ce que je vis. C’est un peu confus, mais elles sont confuses parce que le temps me les arrache.
Tu vas finir par faire de la chanson bien dark le jour où tu écriras.
Ce n’est pas ce que je souhaite partager avec les gens. J’ai besoin de légèreté parce que je suis comme ça aussi. Ça fait partie de mes multiples facettes, mais je suis plus vivante et légère que morbide.
Propos recueillis par Pascal Bertin
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