Six ans après son premier essai, Marshmalone, Lolita Séchan revient avec Les Brumes de Sapa, un roman graphique où elle évoque son amitié avec une jeune Hmong.
Avant de nous dire au revoir, Lolita Séchan nous remercie: “Waouh, pas une seule question sur mon père, bravo!” À 36 ans, la dessinatrice espère un jour se faire son propre nom, loin de son papa chanteur. Tellement loin, d’ailleurs, qu’elle est partie à l’autre bout du monde, dans les montagnes du Vietnam, pour planter le décor de son deuxième roman graphique, Les Brumes de Sapa.
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Six ans après Marshmalone, qui racontait l’arrivée d’un petit frère, de 25 ans son cadet, Lolita Séchan livre un nouveau volet de son autobiographie. Cette fois-ci, elle zoome sur sa relation avec Lo Thi Gom, jeune fille de la minorité Hmong rencontrée lors d’un voyage au Vietnam, dans le petit village touristique de Sapa, avec laquelle elle entretien une amitié depuis quatorze ans.
La société vietnamienne, qui vit désormais au rythme d’Internet, est secouée par des mutations radicales qui la transforment en profondeur.
Si ces trois cents pages ont été l’occasion, pour leur auteure, de s’adonner à une introspection thérapeutique, elles ont aussi le mérite de mettre en avant la communauté Hmong. Cette ethnie des montagnes vietnamiennes, l’une des plus importantes du pays, est aussi l’une des plus démunies: accès limité à l’éducation et aux soins médicaux, gouvernement qui refuse de leur décerner des papiers, etc… En 2016, les Hmong paient encore au prix fort leur implication aux côtés des Américains pendant la guerre.
Pourtant, malgré les rancœurs tenaces et le poids des traditions, la société vietnamienne, qui vit désormais au rythme d’Internet, est secouée par des mutations radicales qui la transforment en profondeur. A la fois actrice et témoin de ces changements, Lo Thi Gom, l’héroïne Hmong de Lolita Séchan, incarne à merveille cette époque contradictoire, mélange d’affranchissement du passé et d’asservissement à la modernité.
Six ans se sont écoulés entre Marshmalone et Les Brumes de Sapa. Pourquoi autant de temps?
Parce que je suis une personne très lente! (Rires.) Et qui doute beaucoup. Quand j’ai dessiné Marshmalone, c’était un peu un hasard: je voulais juste faire quelques dessins sur un blog pour parler de l’arrivée d’un petit frère avec 25 ans d’écart, et j’avais pris le premier crayon qui me tombait sous la main. Là, j’ai mis du temps à choisir la bonne manière d’encrer, j’ai exploré différentes techniques… Pour finalement opter pour la plus traditionnelle: une table lumineuse, du découpage et du collage.
Les Brumes de Sapa raconte l’histoire d’une jeune femme occidentale qui se prend d’affection pour une enfant Hmong: peut-on parler d’amitié?
C’est toute la question de la B.D.: est-ce une amitié, un lien familial choisi, un coup de cœur, un lien spirituel? Je crois que cette relation mélange plein de choses et, ce qui était perturbant, c’était justement d’essayer de comprendre pourquoi j’ai voulu la créer. Cela n’a rien d’une amitié occidentale: on se voit très rarement, on ne communique que lorsque je suis au Vietnam, et on se dit les choses essentielles. On s’appelle deux fois par an, à l’occasion d’un décès ou d’une naissance.
“J’ai voulu figer Lo Thi Gom, alors que son histoire est à l’opposé de la mienne: le Vietnam, c’est une société en mouvement perpétuel.”
Lo Thi Gom habite à l’autre bout de la planète et ne se souvient pas de toi la première fois que tu retournes la voir… Elle a quelque chose de l’amie imaginaire, celle que l’on s’invente quand on est enfant.
Au début, il y avait vraiment de ça. Je l’avais vue seulement quatre heures et j’ai projeté un tas de choses sur elle. Je voulais notamment qu’elle reste une petite fille, une enfant, et je me suis beaucoup demandé pourquoi. Etait-ce pour préserver ma part d’innocence? J’ai voulu figer Lo Thi Gom, alors que son histoire est à l’opposé de la mienne: le Vietnam, c’est une société en mouvement perpétuel, qui bouge à une vitesse folle, et Lo Thi Gom s’adapte très bien à cela. Rien à voir avec l’espèce de tortue asthmatique que je suis! (Rires.)
Tu profites du livre pour mettre en lumière le sort des Hmong. Comment as-tu été sensibilisée à leur histoire?
Le père d’une de mes amies est sociologue, spécialisé sur la cuisine des Hmong immigrés en France -car il y a une communauté importante de Hmong en France, tout comme en Guyane et aux États-Unis. Quand on est parties au Vietnam toutes les deux, on s’est dit qu’on était obligées d’aller les voir. Puis, on a rencontré Vera, dont je parle dans le livre, une Hollandaise qui leur donne des cours. Et elle nous a raconté comment ils vivaient.
Dans le livre, il est question d’un “Love Market”, où les garçons viennent pour rencontrer des filles et les “kidnapper” s’ils les trouvent à leur goût. C’est quoi ce truc?
Le Love Market à Sapa est un marché d’apparence normal, avec des étals de nourriture, où l’on peut manger, mais où toutes les familles Hmong vont pour “faire leurs courses”. C’est un peu comme un Tinder, mais dans le monde réel. Quand un garçon aime bien une fille, il l’emmène avec lui -pour ne pas être caricaturale, il faut reconnaître que parfois, la fille aime bien le garçon aussi, et le connaît depuis longtemps. Ils passent un weekend ensemble, ils vont dans les rizières, ce genre de choses. Avant, lorsque le garçon emmenait la fille, elle devait se marier avec lui pour pouvoir revoir sa famille, mais je pense qu’aujourd’hui, les choses ont évolué.
Tu profites aussi de tenir le crayon pour dénoncer le tourisme sexuel: on voit des filles entretenues qui portent des bijoux occidentaux à l’âge de 13 ans, et un mec malsain qui fait monter les filles dans sa chambre. Tu as souvent été témoin de ces situations lors de tes voyages?
En vérité, tout était quand même beaucoup plus dur que ce que je rapporte dans la B.D. Mais je ne voulais pas tomber dans le pathos. D’ailleurs, les filles là-bas le vivent de manière tellement pudique, que je ne me sentais pas de faire un éclairage trop important sur ces questions.
Enfant, Lo Thi Gom est contente de ne pas être belle, notamment pour se soustraire au regard de ces hommes. Est-ce une attitude courante parmi les jeunes filles Hmong?
Je ne pense pas. Gom a toujours été atypique, et c’est pour ça qu’elle m’a tant touchée quand je l’ai rencontrée. À douze ans déjà, elle portait un regard très lucide sur le monde.
Gom a aujourd’hui 26 ans, elle est devenue une femme. A-t-elle gardé cette crainte de plaire?
Non, aujourd’hui, tout est différent. Il y a eu l’arrivée des réseaux sociaux au Vietnam. Il y a quatorze ans, elle ne savait pas ce qu’était un ordinateur et désormais, elle a un compte Facebook, fait des selfies et s’habille comme une occidentale. Elle est beaucoup plus malheureuse de ne pas correspondre aux canons de beauté. Elle a envie d’être mince, d’avoir une peau parfaite et une paire de Nike.
“Gom me disait qu’elle ne pensait pas pouvoir être heureuse en couple si elle n’était pas heureuse elle-même en tant qu’individu.”
Au début de la B.D., Lo Thi Gom ne veut pas se marier. Pourquoi?
Elle était amoureuse de son petit copain, mais elle savait qu’en se mariant, elle renoncerait à sa liberté de femme, de travail et d’émancipation, à cause de la tradition. Elle me disait qu’elle ne pensait pas pouvoir être heureuse en couple si elle n’était pas heureuse elle-même en tant qu’individu. Quand on y pense, c’est incroyable qu’elle arrive à formuler cela: beaucoup de mes amies à Paris n’ont même pas le début de cette réflexion.
Justement, au même moment dans le livre, ton mec te demande en mariage. Et ta réaction n’est pas du tout la même que celle de Gom…
Oui, car de mon côté le mariage ne m’ampute pas de ma liberté. Mes seuls doutes sont de savoir si l’amour peut durer, mariage ou pas. Nous, on se pose ce genre de questions qui nous semblent fondamentales, mais aux yeux de Gom, elles ne le sont pas du tout. Elle voit juste le mariage comme un sacrifice. C’est ce que je trouve intéressant dans notre relation; en la côtoyant, je prends conscience du luxe incroyable que c’est, de pouvoir se poser ces questions.
Dans Les Brumes de Sapa, on voit les filles Hmong traîner en groupes. Quels rapports ont-elles entre elles? Sont-elles bienveillantes? Solidaires?
Oui, très. Elles fonctionnent en effet par petits groupes, comme des essaims d’abeilles.
Votre relation avec Gom n’a-t-elle jamais attisé les jalousies?
Non, pas du tout. Gom est très respectée là-bas. Dans la B.D., je raconte la fois où je suis arrivée à Sapa et où un groupe de filles est venu me chercher pour me dire que Gom était à l’école. Elles était très fières de me dire qu’elle étudiait, elles voulaient que j’aille voir ça.
Et aucune des autres filles n’a jamais essayé de s’attirer tes faveurs? De devenir ton amie par intérêt?
Non, il n’y a pas de concurrence à ce niveau-là, car ma relation avec Gom n’a jamais été basée sur l’argent.
Mais tu lui payes quand même des billets d’avion pour voyager à travers le pays, par exemple…
Oui, mais c’est différent. Je sais que certains autres touristes entretiennent comme moi une relation à distance avec Gom, mais qu’ils lui envoient de l’argent, l’aident à payer ses travaux, l’école, ce genre de choses. Moi, elle ne m’a jamais demandé un centime, et j’ai décidé que je ne lui donnerais jamais d’argent. Je lui offre des choses quand je suis sur place, mais ce sont de petites choses, et c’est moi qui lui propose. D’ailleurs, elle aussi m’offre parfois des cadeaux.
Où sont les hommes et les garçons à Sapa? On ne les voit presque pas dans la B.D…
Non, en effet, et on ne les voit pas non plus sur place. C’est une société très matriarcale. Au Vietnam, ce sont les femmes qui construisent les routes par exemple. On les voit porter des blocs de pierres. Elles tiennent aussi des cybercafés, des restaurants, travaillent dans le tourisme, elles sont éboueurs, elles travaillent aussi aux rizières: elles font tous les métiers, et elles s’occupent des enfants.
En parlant d’enfants, Gom et toi êtes devenues mères quasiment en même temps. Vos filles se connaissent-elles ?
Non, pas encore. J’aimerais bien emmener ma fille, mais quand elle sera plus grande, pour qu’elle puisse se fabriquer des souvenirs. En tout cas, nos filles ont un an d’écart et elles trippent toutes les deux sur La Reine des neiges.
Propos recueillis par Faustine Kopiejwski
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