Passée par I-Télé et France 2, Nassira El Moaddem, 32 ans, vient de prendre la tête du Bondy Blog dans le but de le professionnaliser. Portrait.
À quelques semaines du début de la campagne présidentielle, Le Bondy Blog a changé de direction mais n’a pas pour autant perdu son ADN. Nassira El Moaddem, 32 ans, relève le pari de succéder à Nordine Nabili, directeur depuis dix ans de ce média atypique qui donne une voix aux banlieues françaises, peu visibles dans les médias. “On a le sentiment d’avoir fait notre part, il faut passer la main à la nouvelle génération”, a-t-il déclaré en juin dernier à l’AFP. Nassira El Moaddem le sait, la mission qu’on vient de lui confier s’avère aussi magnifique que difficile. “C’est une énorme responsabilité que de reprendre ce média à l’héritage monstrueux, j’ai hésité, mais on me fait confiance”, assure-t-elle. Il faut dire que la jeune femme, mère de deux enfants, affiche un parcours impressionnant.
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De Grenoble à Damas: sur la route de Bondy
À en croire l’itinéraire de la journaliste, tous les chemins mènent à Bondy, cette petite ville de banlieue du nord-est parisien où se trouvent les locaux du site. D’origine marocaine, fille d’un ouvrier et d’une assistante maternelle, Nassira El Moaddem sait depuis toujours qu’“il va falloir se battre plus que les autres”. Après son bac, elle quitte le Val de Loire pour l’IEP de Grenoble, et travaille comme pionne ou plongeuse en parallèle de ses études de sciences politiques. Spécialisée dans le monde arabe et le monde turc, elle voyage en Iran, en Turquie, en Égypte et effectue un stage à Damas en Syrie en 2005. “Ce stage a été très important. Je ne savais pas si je voulais devenir journaliste ou diplomate, ça m’a vaccinée de la diplomatie”, affirme-t-elle. En 2009, elle commence à écrire pour le Bondy Blog et, un an plus tard, elle décroche le concours d’entrée de la prestigieuse école de journalisme de Lille. Spécialisée en télévision, elle est sélectionnée pour participer au concours Canal +, avec à la clef, un poste à I-Télé.
“Les médias en général manquent d’impertinence, c’est dans la tradition française.”
Lorsqu’elle passe l’entretien, Nassira El Moaddem est alors enceinte de sept mois et décide de ne pas parler du bébé qui se cache sous sa robe ample. “J’avais décidé de ne pas le dire, je ne voulais pas être discriminée.” À la sortie, Laure Bezault, alors secrétaire générale de la direction d’I-télé, l’attend pour lui annoncer, à sa plus grand surprise, qu’elle a été choisie. Deux mois plus tard, Nassira El Moaddem commence à I-Télé, exactement une semaine après avoir accouché d’un petit garçon. “Ça a été douloureux, les premières semaines sont très dures”, confie celle qui n’a pas hésité à devenir membre du collectif Prenons la Une dénonçant la misogynie qui règne dans les médias. Elle restera trois ans au sein de la chaîne d’info en continu, où elle couvre les questions économiques et sociales. “C’était une chance d’être spécialisée sur un sujet aussi large, les questions écos, ça englobe aussi bien le déficit que les grèves.” Parallèlement, elle anime des chroniques en plateau et présente de temps en temps le JT: “Ce qui est bien dans les chaînes d’info, c’est la polyvalence.”
En janvier 2015, elle entre à France 2 au sein de la rubrique du JT L’Oeil du 20h jusqu’en février 2016, et entre -temps, donne naissance à sa fille cadette. Elle continue de participer au Bondy Blog, où elle anime en autre L’Addition au sein de l’émission Le Bondy Blog Café, diffusée sur France Ô et LCP. Elle y reçoit des politiques tels que Alain Juppé, ou encore Myriam El Khomri, et revient sur des propos qu’ils ont tenu. “Ce sont des interviews assez punchy, le but, c’est de les faire sortir de leur long tunnel de communication”, décrypte la jeune femme. Exit les compromis et la langue de bois, c’est ça la marque de fabrique du Bondy Blog. “Les médias en général manquent d’impertinence, c’est dans la tradition française”, lâche Nassira El Moaddem.
Bondy Girl
Le Bondy Blog est un média engagé sur les questions de discrimination, de diversité et des banlieues, et qui compte bien le rester. Il a une histoire, et sa nouvelle directrice y tient. “Je connais l’identité de ce média, je suis ici pour faire profiter de mon expérience et de mon savoir-faire.”
C’est en 2005, alors que les banlieues françaises s’embrasent après la mort de Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, que naît ce nouveau média, créé par Mohamed Hamidi, enseignant devenu cinéaste, et Serge Michel, journaliste suisse que Nordine Nabili rejoindra par la suite. Le Bondy Blog se fait la voix des quartiers dits difficiles par la presse dite traditionnelle. L’objectif: donner la parole à ceux qu’on n’entend jamais, aux “laissés pour compte”, dit Nassira El Moaddem, raconter ce qu’ils sont, loin des clichés et des préjugés.
“Au Bondy, on a la chance d’être libres, de pouvoir créer du journalisme vivant.”
La journaliste déplore toutefois une “sorte de condescendance” envers Le Bondy Blog, “qui n’est pas un média au rabais”. Et pour cause, avec 600 articles et une moyenne d’1,5 million d’utilisateurs par an, 50 émissions du Bondy Blog Café, et plus de 16 000 abonnés sur Twitter le site pèse son poids dans la balance médiatique. Géré par des professionnels, il propose du contenu journalistique de qualité empreint de liberté. À la différence d’une rédaction classique où “il y a des sujets qu’on ne peut pas faire parce qu’on doit respecter des consignes; au Bondy, on a une marge de manœuvre complète, on a la chance d’être libres, de pouvoir créer du journalisme vivant”. La journaliste revendique l’héritage de Nordine Nabili et Serge Michel “qui ont réussi à consolider un média fait avec des bouts de ficelles”.
Vrais journalistes et fausses vérités
En revanche, elle souhaite “franchir une étape supplémentaire” en professionnalisant Le Bondy Blog, qui a un statut associatif, mais “sans changer son ADN”, le but étant d’en faire une société de presse en ligne. C’est pourquoi elle a tenu à être aussi rédactrice en chef, “pour avoir les mains dans cambouis”. Avec un noyau dur de journalistes comme Widad Ketfi, Mohamed Mezerai, Latifa Oulkhouir, et Ines El Laboudy, il s’agira de travailler surtout les articles en vue de couvrir un événement de taille, la campagne présidentielle, “qui risque d’être une extrême violence”, prévient la journaliste. Son prédécesseur Nordine Nabili ne disait pas autre chose, puisqu’il a déclaré à Télérama: “L’élection qui vient sera une non-élection, sans aucun débat de fond, une foire d’empoigne, à droite comme à gauche.”
“Raconter les quartiers populaires tels qu’ils sont, comme on les vit, avec tranquillité, loin des fantasmes.”
Islam, identité, les thématiques de l’actu ont bien changés depuis 2012, et la journaliste déplore une certaine facilité de certains médias à jouer sur les clichés, et “véhiculer une image faussée de la banlieue, avec des voyous partout et plein d’islamistes en puissance”. Elle pense notamment au Figaro Magazine et à son reportage titré Molenbeek-sur-Seine, illustré par une photo de la basilique Saint-Denis, où l’on peut voir deux femmes voilées en premier plan. “Ce genre de reportages, c’est pesant pour beaucoup d’habitants des quartiers populaires. Il y a un sentiment de dégoût des médias classiques”, nous dit-elle en insistant sur l’importance de proposer du contenu différent. C’est ce qu’ont fait Widad Ketfi, journaliste au Bondy Blog, et la militante antiraciste Sihame Assbague en réalisant une contre-enquête. “Continuer à exister dans le débat public, raconter les quartiers populaires tels qu’ils sont, comme on les vit, avec tranquillité, loin des fantasmes”, c’est la mission qu’entend perpétuer ce média “hors-norme”, insiste Nassira El Moaddem qui veut avant tout raconter ce qui se passe de l’autre côté du périph’ sans fausse vérité. Elle avait prévu de nous parler une demi-heure, elle est restée une heure et demie: aucun doute, Nassira El Moaddem est passionnée par son nouveau job.
Virginie Cresci
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