La chanteuse Alicia Keys a décidé de ne plus se maquiller afin de se libérer de cette injonction à la perfection qui pèse sur les femmes. Une initiative qui reflète un ras-le-bol de nombreuses femmes, tentées par la beauté naturelle. Enquête.
Se maquiller ou pas, telle est la question -moins futile qu’il n’y paraît- pour beaucoup de femmes qui se demandent comment disposer librement de leur corps dans une société qui leur impose d’être belles en toutes circonstances et 24/24h. Pour s’émanciper, faut-il mettre le maquillage à la poubelle? C’est ce qu’a fait Alicia Keys au mois de mai, après s’être rendue à un shooting en sortant de la gym, un simple foulard noué autour de la tête. Ce jour-là, elle retrouve la photographe Paola Kudacki qui lui demande de poser ainsi, telle qu’elle est, sans passer par la case maquillage. Pour la chanteuse, c’est la révélation: le 31 mai dernier, elle publie une tribune dans la newsletter Lenny, où elle déclare avoir réalisé que “pour être considérée comme belle, il faut se couvrir afin d’être le plus possible proche de la perfection”. Sa guerre au rouge à lèvres et au mascara fait écho à une autre tendance lourde des réseaux sociaux: celle de poster des selfies agrémentés du hashtag #nomakeup.
No make-up mais crèmes teintées
Ainsi Rihanna, Jessica Alba, Beyoncé, Anne Hathaway, Bar Refaeli, et même la reine du contouring Kim Kardashian s’affichent fièrement “sans maquillage” sur Instagram. Sans maquillage, vraiment? Peau de bébé, pas l’ombre d’un bouton en vue, il y a de quoi se poser des questions sur la définition même du mot maquillage. Car le no make-up est une mode au nom trompeur. Dans cet article de Cosmo, Le no make-up: mode d’emploi, on apprend à ruser grâce aux “embellisseurs de teint” qui, on le devine, sont des fonds de teint, et aux “baumes embellisseurs de lèvres légèrement teintés”. En somme, le no make-up, c’est l’art de l’euphémisme, ou comment se maquiller pendant deux heures sans que ça ne se voie.
Et même si ces stars du selfie ne sont réellement pas maquillées, n’oublions pas que contrôler leur image fait partie de leur métier et, qu’à défaut de fond de teint, elles ont d’autre artifices à disposition. Comme le souligne Maïa Mazaurette, qui vient de publier Belle toute crue! Comment survivre dans le monde des obsessions beauté, “quand on a passé six heures à poser dans des lumières parfaitement disposées pour effacer les rides et les ombres un peu dures, on ressemble toutes à des lapins de trois semaines. Et elles sont canons et payées pour ça, mais pas nous!”. Ce que l’on retient, c’est “l’absurdité de ces opérations de communication mettant en scène des stars non retouchées”, tranche Maïa Mazaurette.
Cette blogueuse de Reddit a testé les réactions à son make-up/ no make-up
Ces stars non retouchées sont pourtant bien différentes sur Instagram que dans les magazines people, comme nous le fait remarquer Pauline Arrighi, ex-porte-parole d’Osez le Féminisme. Sur ces pages, l’effet inverse se produit, le no make-up devient un faux pas, “c’est une manière de dire: regardez, elles ne sont pas maquillés, elles sont moches”. Dans les deux cas, s’afficher sans maquillage est présenté comme une exception, le temps d’un selfie qui sera retweeté des milliers de fois tellement l’occasion est rare de voir une star sans son mascara, ou en Une des tabloïds où le visage naturel d’une célébrité est révélé comme si c’était le dernier scoop de l’année. Public, par exemple, titrait en avril dernier Chrissy Teigen sans maquillage: c’est pas la joie, nous expliquant que le mannequin “n’échappe malheureusement pas aux taches rouges qui démangent”, et que “au naturel, sans maquillage, au réveil”, elle n’est “pas vraiment en joie”. En revanche, ils félicitent la jeune maman pour avoir “déjà perdu tous ses kilos”, mais c’est un autre débat (qui mériterait sa propre enquête).
Trop belle au naturel?
Le naturel stigmatisé? C’est ce que dénonce Alicia Keys dans l’une de ses dernières chansons, When a Girl Can’t Be Herself: “Le matin, depuis la première minute où tu te lèves / Que se passerait-il si je ne voulais plus mettre tout ce maquillage / Qui a dit que je devais cacher ce dont je suis faite / Peut-être tout ce Maybelline est juste en train de couvrir mon estime de moi.” Chanter la beauté sans artifice, Alicia Keys n’est pas la première à le faire. Doc Gynéco, pas vraiment notre référence en matière de féminisme, nous le disait déjà en 2008, dans Trop belle au naturel: “Tu ne seras jamais un top model, ni une actrice de charme, tu es bien trop belle, trop belle au naturel, t’es trop belle sans ton rimmel.” Mais personne n’a trop écouté le Doc.
Rappelons qu’en 2014 Sephora a réalisé un chiffre d’affaire de plus de 5 milliards d’euros et continue d’ouvrir une centaine de magasins par an dans le monde. Les femmes, qui revendiquent de plus en plus de se libérer de certaines contraintes (comme les tâches ménagères ou la garde des enfants), continueraient à s’imposer celle de se couvrir le visage de produits sans en avoir conscience? Mona Chollet, dans son ouvrage Beauté Fatale affirme que l’on a trop facilement éludé la question de la beauté: “Même si l’on soupire de temps à autre contre des normes tyranniques, la réalité de ce que recouvrent les préoccupations esthétiques chez les femmes fait l’objet d’un déni stupéfiant.” Il est vrai que, lorsqu’on est féministe, on débat plus volontiers sur l’avortement ou la prostitution que sur le mascara.
Corvée de maquillage
Pourtant, cette routine beauté, si elle procure un certain plaisir à de nombreuses femmes, d’autres l’apprécient beaucoup moins. “Je n’en voyais tout simplement pas l’utilité et ça me prenait du temps”, nous dit Maud, qui a arrêté de s’imposer une contrainte qui en plus, coûte cher. En 2013, une femme dépensait en moyenne 360€ en produits de beauté, soit 30 € par mois, d’après un sondage BVA pour Intermarché. Ce rituel est aussi une contrainte de temps: une femme prendrait en moyenne 18 minutes par jour pour se maquiller. C’est même parfois une contrainte sociale. Dans son livre Les préjugés de la beauté: les injustices de l’apparence dans la vie et dans la loi, Deborah Rhode, professeur de droit à l’université de Stanford, dévoile son enquête sur le maquillage au travail. On y apprend qu’une femme qui se rend au boulot sans maquillage est considérée comme étant moins professionnelle qu’une femme parfaitement pomponnée. Karine, 30 ans, nous explique qu’elle ne se maquillait quasi jamais à la fac et qu’elle a repris lorsqu’elle a commencé à travailler. Claire, ingénieure de 29 ans, confie qu’il est “assez rare” qu’elle se rende au travail sans même un peu de mascara sur les cils. En somme, se maquiller c’est cher, ça prend du temps mais ce serait vivement conseillé pour trouver un job.
Une peau à protéger
Beaucoup de femmes ont donc arrêté de se maquiller par choix. Mais d’autres s’y sont vues obligées, tant leur peau ne le supportait pas. C’est le cas de Karine, 30 ans, qui nous raconte que le maquillage lui a procuré de vives démangeaisons et gonflements. En cause, le phénoxyethanol, triclosan et bronopol, trois conservateurs présents dans les produits cosmétiques. “Je ne me maquille plus qu’exceptionnellement. Et j’utilise des produits non transformés: du beurre de karité pur, de l’huile d’olive et du miel”, nous dit-elle. Quant à Fabienne, 38 ans, elle dit se maquiller “entièrement bio”. Le naturel, très en vogue avec l’explosion du marché bio pourrait être une nouvelle raison d’arrêter de se maquiller ou du moins de se maquiller différemment.
Car on peut légitimement se demander si le maquillage est dangereux pour la peau. Le Docteur Noël Schartz, dermatologue rattaché aux hôpitaux de Paris explique qu’un “problème de peau, de type acné ou vitiligo, n’est pas une contradiction formelle au port du maquillage, mais qu’en cas d’eczéma par exemple, la peau est plus sensible”. Même s’il reconnaît que “c’est toujours mieux de ne pas mettre de maquillage que d’en mettre”, il ne le déconseille pas non plus pour les personnes qui ont “un préjudice esthétique” et pour qui le maquillage peut être un rempart contre les tâches et imperfections. Ok, mais faut-il se maquiller bio, selon lui? “Pas en particulier, nous dit-il, le bio c’est une mode. Je ne suis pas sûr qu’on puisse être réellement bio, tout ça reste composé de produits chimiques. Il faut surtout choisir des marques connues, qui ont été testées et qui sont non comédogènes. En fait, le plus important dans le maquillage, c’est le démaquillage. Les gens ne se démaquillent pas de façon suffisante.”
À cause des garçons
“À cause des garçons, on met des bas nylons”, chante Yelle qui nous dit qu’on se fait belle pour les hommes et pas pour nous. Un préjugé qu’entretiennent bon nombre de magazines où “le corps et l’érotisme féminins restent présentés comme devant correspondre au désir masculin, auquel ils demeurent subordonnés”, souligne Mona Chollet dans Beauté fatale. Un point de vue que partage Yelle, qui, dans sa chanson, nous le dit aussi: “C’est la faute des ma-, des magazines, Les Maries, Les Claires, Les Marie-Claire, Les Maries, Les Frances, Les Marie-France.” En bref, il faudrait moins faire confiance aux magazines comme ELLE, qui titre Maquillage: ce que les hommes préfèrent ou Auféminin qui publie Les beauty looks qui font craquer nos hommes qu’aux hommes eux-mêmes. “Si on est hétéro, précise Maïa Mazaurette. La beauté est moins leur obsession que la nôtre, et celle des médias, en fait. Ils se fichent pas mal, pourvu qu’ils aient un minimum de sens commun -si ce n’est pas le cas, fuyez- qu’on ne soit pas maquillée. Ne rejetons pas notre narcissisme sur eux. Être parfaite physiquement ne garantit pas qu’on sera plus aimée -et je comprends qu’on puisse vouloir être aimée-, mais les hommes ne sont pas des babouins. Respecter qu’ils aient un cerveau et une sensibilité, c’est aussi respecter notre cerveau et notre sensibilité.” Une étude réalisée en 2014 par Alex Jones, psychologue britannique, a d’ailleurs démontré que trop de maquillage rebutait aussi bien les hommes que les femmes, qui préfèrent un visage naturel que trop fardé. Mais les femmes, les premières concernés, qu’en pensent-elles?
Féminisme et maquillage
À la question de savoir si le maquillage est féministe, Pauline Arrighi avoue que la réponse est délicate: “En tant que féministe, j’ai conscience de la pression qu’il y a sur les femmes, et puis, elles y dépensent énormément d’argent. En soi, c’est sexiste. Mais j’ai grandi avec cette idée qu’une fille, c’est joli, alors je me maquille. C’est du conditionnement, mais on peut aussi y trouver un certain plaisir, c’est une question assez compliquée.” Camille, 21 ans, a changé son rapport au maquillage en grandissant: “À 16 ans, je me maquillais par devoir, je m’y sentais obligée. En grandissant, je me suis rendu compte à quel point on était figé dans des schémas sexistes, désormais je ne le fais plus que quand j’ai envie.” Maud, elle, a tranché de façon plus catégorique: “Dans le féminisme, il y a cette idée d’apprendre à assumer son corps pour soi et non pour les autres, or se maquiller c’est se faire belle pour les autres.”
Pour Maïa Mazaurette, cette revendication de nombreuses femmes à ne plus se maquiller provient “d’un classique effet de balancier: on en a marre, mais alors vraiment ras-le-bol, que le maquillage ait remplacé la peinture, la sculpture, la nature, la littérature, bref toutes les autres formes de beauté. Marre que ça coûte cher et qu’on nous ‘vende’ ça comme de la création, alors que c’est toujours les mêmes codes. Marre qu’on nous prenne pour des vaches à lait comme s’il fallait qu’on ait des palettes Pantone pour aller récupérer les gamins à la crèche. Marre que ce soit ça, être une femme qui se ‘respecte’. Je fais moi-même partie des nanas qui ont lâché l’affaire sauf pour Halloween. Je suis plus que ma peau. Et ça fait du bien de vivre en accord avec ce principe tout bête.”
Avec ou sans maquillage? Par Mélina Dit Tout
Pourtant, sortir sans maquillage peut se révéler difficile pour l’ego. Beaucoup affirment avoir reçu des remarques peu flatteuses, allant du classique “T’as l’air fatiguée”, au “T’es malade?” ou encore “Tu pourrais faire des efforts”. Camille leur répond désormais: “C’est simplement mon corps, c’est à moi d’en décider.” Marie, 29 ans, elle, se maquille parce qu’elle aime ça: “C’est comme pour nos études, notre santé, notre sexualité, l’important c’est d’avoir le choix. Une femme peut tout à fait être juchée sur des talons ou avoir un décolleté sans pour autant être le fruit d’une société patriarcale.” Pour Louise, 23 ans, qui considère le maquillage comme un art et une manière de s’affirmer, “quel que soit le camp qu’on choisit, on est souvent jugée comme ayant tort, alors autant faire ce qui nous plaît.” Sans oublier que nous ne sommes pas toutes égales face à la nature. “J’ai remarqué que beaucoup de femmes qui sont fières de ne pas se maquiller ont une belle peau sans imperfections, c’est facile pour elle de se proclamer no make-up”, commente Fanny, 26 ans.
Le maquillage n’aurait donc pas que de vilains défauts. Après une longue dépression, Fabienne, 38 ans, s’est remise à se maquiller: “Depuis, la confiance en moi renaît. Je m’assume de plus en plus en tant que femme et surtout en tant que féministe. C’est assez paradoxal d’ailleurs, le maquillage fait partie de mon armure de guerrière!” Camille, elle, explique que son rapport au maquillage a changé depuis qu’elle ne le voit plus comme une obligation “mais plutôt comme une liberté, ce qui pèse, c’est la pression sociale, peu importe la forme qu’elle prend”. Finalement, s’interdire le maquillage ne serait-il pas contre-productif? “La mode du non maquillage chez les féministes, je trouve ça problématique, nous explique Claire, car c’est encore une injonction, une norme. Or, le féminisme c’est se libérer des injonctions, quelles qu’elles soient.”
Virginie Cresci