Après La Saison des femmes, le cinéma indien prouve une fois de plus qu’il peut se libérer des clichés sexistes et faire des femmes de véritables héroïnes dans un pays aux traditions dévastatrices pour ces dernières.
Laxmi rentre du marché, un homme la suit, la regarde, insistant. On a toutes connu ça. Laxmi s’arrête, dévisage l’homme, attrape ses mains, et les pose sur ses seins, tout en dévisageant celui qui la reluquait deux minutes plus tôt, avant de lui porter un coup de pied bien placé. Ainsi commence Déesses indiennes en colère, film indien qui bouleverse les codes misogynes de Bollywood et surprend tout du long.
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Le pitch est simple, et pourtant, l’histoire est compliquée. Compliquée comme la vie des femmes en Inde. Frieda, Laxmi, Suranjana, Joanna, Pamela, Madhureeta et Nargis se retrouvent réunies à Goa pour préparer un mariage peu conventionnel, un mariage entre deux femmes. Elles sont en short, elles rient, boivent de la bière, parlent fort. Il y a une femme d’affaire divorcée, un mannequin lesbienne, une activiste, une chanteuse, une actrice qui ne veut pas juste remuer son ventre, une servante qui cache une arme, et une seule, en sari, mariée et malheureuse. Des femmes modernes confrontées à la dure réalité de leur pays qui les empêche de s’émanciper. Déesses indiennes en colère est un film sur les femmes, mais avant tout un film sur l’amitié. Des femmes libres et indépendantes qui se soutiennent dans les meilleurs comme dans les pires moments.
“Le film est nourri de la certitude qu’ensemble, les femmes sont une force”, affirme le réalisateur Pan Nalin. Il y a cinq ans, il se fait la réflexion qu’aucun film ne parle de l’amitié entre les femmes, alors que le cinéma indien ruisselle de “films de potes, boostés à la testostérone, comme si les femmes n’avaient pas de potes ou ne pourraient être liées entre elles”. Il se met alors à observer les femmes dans leur quotidien, dans le bus, dans la rue et dans les cafés. Un jour, dans un café de Calcutta, il se retrouve assis à côté d’un groupe de filles, et écoute leur conversation. “Elles parlaient des problèmes qu’elles avaient à résoudre parce qu’elles étaient des femmes, et très vite, leur colère, leur émotion, étaient palpables.” Il finit par discuter avec elles et, ainsi, le scénario de Déesses indiennes en colère émerge. Le réalisateur dit vouloir “révéler” certaines situations dans lesquelles les femmes indiennes se trouvent, aussi bien en société, en amour, en famille ou au travail que dans leur vie sexuelle.
Bollywood et les femmes
Un film qui parle des femmes sans faire d’elles des objets sexuels est une chose bien rare en Inde, où “96% des personnages féminins sont soit des faire-valoir, soit un prétexte, soit une maîtresse -sous-entendu, l’actrice doit être sexy-, une mère ou des sœurs dont le héros doit protéger l’honneur”, rappelle le réalisateur. La représentation de la femme dans le cinéma indien a pourtant évolué, mais “la femme est passée du statut d’épouse parfaite à celui d’objet sexuel”, explique Catherine Bros-Bobin, économiste spécialiste des questions de développement en Inde.
Dans le paysage sexiste de Bollywood, qui produit plus de 1000 films par an, seul Déesses indiennes en colère et La Saison des femmes, sorti en salles en avril dernier, font des femmes des héroïnes. Un véritable exploit. “Avant ces films, il n’y avait jamais eu de rôles forts écrits pour les femmes à Bollywood”, explique Leena Yadav, réalisatrice de La Saison des femmes. “Mon film et Déesses indiennes en colère sont des exceptions dans ce pays”, ajoute-t-elle. Financer un film qui sort des conventions et met en lumière un ensemble de tabous est quasi impossible à Bollywood. “Ça a été très difficile de trouver des financements pour mon film, simplement parce que les protagonistes étaient des femmes”, confie Leena Yadav. Le réalisateur de Déesses indiennes en colère a, lui aussi, été confronté aux problèmes de financement et raconte même qu’un producteur lui a très sérieusement répondu: “Qui a envie de regarder leurs histoires? Qu’elles dansent et qu’elles tombent amoureuses, c’est tout ce qu’on leur demande.”
© ARP Sélection
Pan Nalin dénonce un cinéma qui “s’adresse aux hommes”, où les femmes dansent, chantent, mais toujours avec “un glamour qui ne les honore pas”. “Le personnage masculin doit être celui qui est le plus présent à l’écran, celui qui a le plus de dialogues intéressants et celui qui séduit le personnage féminin”, ajoute le réalisateur dont le film a été censuré par le gouvernement. Ce dernier a ordonné la suppression de toutes les expressions familières, comme “putain”, sorties de la bouche d’une femme. Rien d’étonnant d’après Catherine Bros-Bobin, qui explique que le Parti nationaliste hindou est “très conservateur sur le plan des mœurs”. Par ailleurs, le réalisateur a reçu des menaces de mort de la part de l’extrême-droite. Il confie avoir reçu plusieurs appels menaçants où on lui disait par exemple: “Qu’as-tu accompli en montrant ces salopes indiennes?” ou encore “Nous allons nous assurer que tu reçoives le même traitement que les caricaturistes de Charlie Hebdo.”
De la fiction à la réalité
Il faut dire que la violence envers les femmes est monnaie courante en Inde et ancrée dans la tradition. En 2012, une étude menée par l’Unicef dévoilait que 57% des petits garçons et 53% des petites filles pensaient qu’un homme avait le droit de battre sa femme. “Il y a un réel problème d’éducation, les garçons sont encore initiés au sexe avec des prostitués”, explique Catherine Bros-Bobin. En cause, les mariages forcés, les problèmes de dot, et la tradition qui veut que la femme aille vivre dans la famille de son époux, comme le personnage de Pam, joué par Pavleen Gujral dans Déesses indiennes en colère. “La femme perd le lien avec sa famille d’origine et n’a souvent pas le droit de travailler sans l’autorisation de son mari”, explique la chercheuse qui nous dit que, pour sortir de chez elles, entre 60 et 80% des femmes mariées en Inde demandent la permission à leur mari. Quant à la violence conjugale, elle est suspectée dans 80% des relations. “Une étude récente a révélé qu’un tiers des hommes battait leur femme si elle ne cuisinait pas bien, explique Catherine Bros-Bobin. C’est une société très verrouillée, comme l’était l’Europe du XIXème siècle. Le statut des femmes y est encore très arriéré.”
“Jamais une femme n’ira au poste de police car elle a plus de chance de se faire violer qu’on ne dépose sa plainte.”
Pourtant, un événement d’une atrocité sans précédent a mis en lumière les violences sexuelles que subissent les femmes indiennes. En décembre 2012, une étudiante surnommée “Nirbhaya” (“Intrépide”), accompagnée de son ami, est violée et battue dans un bus par six hommes dont le chauffeur. Depuis, les langues se délient: “Il y a eu de plus en plus de mobilisation contre les violences sexuelles et physiques mais aucune qui conteste le rôle attribué aux femmes en Inde”, affirme Catherine Bros-Bobin, ça a ému parce que ça s’est passé dans un cadre urbain, mais dans l’Inde rurale, le viol reste une pratique courante.” Tant que la société indienne n’évoluera pas, les violences continueront, c’est le message que veut, entre autres, faire passer un film comme Déesses indiennes en colère qui envoie un message fort à la police (on n’en dévoilera pas plus pour ne pas spoiler le film). “Jamais une femme n’ira au poste de police car elle a plus de chances de se faire violer qu’on ne dépose sa plainte”, assure la chercheuse.
© Jungle Book Entertainment / Swapnil Sonawane
Dans Déesses indiennes en colère, les femmes se rebellent: le réalisateur a voulu mettre en lumière “leur énergie et leur rage”. Un exemple pour des milliers de femmes en Inde? Difficile à dire, car “des films comme celui-ci et La saison des femmes sont réservés à une petite élite”, explique Catherine Bros-Bobin. Pas que le cinéma soit réservé à une élite, bien au contraire, Bollywood est très présent dans les villages où les films sont projetés sur de grands draps. Mais ce sont des films traditionnels qui y sont diffusés. “L’élite indienne qui vient de Bombay et New Delhi, où les femmes travaillent, est très différente du reste de l’Inde, ça reste une minorité, même pas 10% de la population”, constate l’économiste. Cependant, petit à petit, ces films commencent à faire parler d’eux, à présenter une image différente de la femme. Alors, y a-t-il un sursaut féministe dans le cinéma indien? “Je ne dirais pas qu’il y ait eu un sursaut… Mais doucement, il y a quelques films qui émergent où les protagonistes sont des femmes. Mais ce type de film n’est pas encouragé par l’économie, et ces films ont énormément de mal à être produits”, explique Leena Yadav. Quant à Pan Nalin, il dit ne pas vouloir “donner de leçon, simplement divertir et surtout inspirer”. Si le gouvernement et Bollywood ne facilitent ni la production, ni la diffusion de films comme La Saison des femmes et Déesses indiennes en colère, ils existent bel et bien, “et c’est déjà un grand pas, lâche Leena Yadav, petit à petit, les choses changeront”.
Virginie Cresci
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