À l’occasion de la sortie du nouvel album de Garbage, Strange Little Birds, Faustine Kopiejwski a parlé féminisme en tête à tête avec Shirley Manson, leadeuse du groupe américain et l’une de ses idoles de jeunesse. Récit.
Rencontrer ses idoles de jeunesse est globalement une idée à la con. C’est s’exposer au risque de découvrir que le Père Noël existe vraiment, mais que c’est un gros pervers avec des poils aux oreilles et une haleine de hareng. C’est aussi se retrouver projetée 15 ou 20 ans en arrière, à l’âge où l’on était encore un petit être en excédent de sébum, incapable de discernement et fortement impressionnable. Non, vraiment, si l’on veut continuer à cohabiter en paix avec l’ado qu’on était, il est une règle d’or à observer: ne jamais, jamais, accepter une interview avec son idole de jeunesse.
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Shirley Manson m’a éveillée au féminisme. Le sien, en comparaison des riot grrrls que je vénérais par ailleurs, était discret, presque induit.
Shirley Manson, la chanteuse de Garbage, est l’une de mes idoles de jeunesse. Une idole discrète, plus confortable à aduler que Courtney Love -qui trône quand même à la première place dans mon cœur, mais qui a toujours été tellement imprévisible-, une idole amie. Quand j’avais 14 ans, elle m’aidait à entretenir mon spleen en chantant “I’m only happy when it rains” et, quand j’en ai eu 17, elle m’a permis d’en sortir avec When I Grow up. Elle a pansé mes peines de cœur -coucou Thomas, Thierry, Philippe- et m’a suggéré des idées capillaires douteuses –carré auburn, si tu m’entends. Surtout, Shirley Manson, comme les autres musiciennes citées plus haut, m’a éveillée au féminisme. Le sien, en comparaison des riot grrrls que je vénérais par ailleurs, était discret, presque induit. C’était la force tranquille, elle prenait le pouvoir fermement mais sans heurts, au sein d’un groupe d’hommes qui en imposaient -Garbage a été fondé par Butch Vig, producteur superstar ayant façonné le son du Nevermind de Nirvana. Bref, Shirley Manson a beaucoup compté dans ma vie d’ado et, quand son attaché de presse m’a proposé de la rencontrer, j’ai naturellement hésité. Avant d’accepter.
Cet après-midi d’avril 2016, une partie de la prophétie s’est réalisée: je me suis retrouvée projetée 20 ans en arrière, et j’ai été un peu impressionnée de serrer la main de Shirley -maintenant qu’on a passé 25 minutes ensemble, je l’appelle par son prénom. J’ai mené une interview pas très fluide, une interview de fan hébétée qui voit défiler sa vie -Thomas, Thierry, Philippe, le carré auburn, le sébum. Ensemble, nous avons évoqué la façon dont les popstars américaines s’emparent aujourd’hui sans complexe de l’adjectif “féministe”, quand seule une poignée de filles énervées osaient le faire dans les années 90, et elle m’a expliqué à quel point elle était “reconnaissante” qu’elles le fassent: “Ce mot a été relégué sous le tapis pendant longtemps, mais sa signification n’a jamais changé. Il signifie juste l’égalité, et j’aimerais que davantage de femmes le comprennent. Lui associer d’autres significations, ce n’est que l’obscurcissement délibéré, pour des raisons politiques, d’un mot”, m’a-t-elle raconté autour d’une table basse, dans un hôtel du 9ème arrondissement de Paris.
Peut-être parce que sa grand-mère était une suffragette, et qu’elle a été éduquée dans l’idée qu’il fallait se battre pour faire valoir ses droits, Shirley Manson parle de féminisme avec ferveur. Elle part dans de longues analyses et s’excuse, sa bonne éducation reprenant souvent le dessus, d’exploser allègrement le temps de parole réglementaire. Grande gueule assumée à l’accent écossais marqué, elle ne peut pourtant s’empêcher d’en remettre une couche: “Les gens pensent que lorsqu’on acquiert un droit humain, il reste gravé dans la pierre. Ce n’est pas le cas, il peut repartir aussi vite qu’il est venu. C’est pourquoi chaque génération doit être vigilante et œuvrer à la sauvegarde de ses droits”, m’explique-t-elle.
“En s’objectifiant, on encourage les gens à objectifier les femmes à travers le monde.”
Le féminisme de Shirley Manson n’est pas uniquement le reflet d’une conscience politique aigüe, mais aussi celui d’un profond amour des femmes. Tout au long de notre rencontre, la musicienne me parle de ces dernières avec une bienveillance manifeste. Qu’on prononce le nom de Taylor Swift, adulée par ses jeunes filleules, de Sky Ferreira, avec laquelle elle a collaboré, ou des popstars qui se sont un jour revendiquées d’elle, comme Lady Gaga, Katy Perry ou Marina & The Diamonds, Shirley Manson n’a en stock que des mots tendres. Et trouve “fucking cool” de jouer un rôle de référent dans la vie d’une autre artiste: “Quand j’ai grandi, Debbie Harry, Tina Weymouth, Chrissie Hynde, Siouxsie Sioux m’ont toutes touchée et aidée. Transmettre le flambeau est l’acte le plus généreux, envers autrui mais aussi envers soi-même, que l’on puisse faire. Qu’on ne s’y trompe pas: donner, c’est recevoir beaucoup en retour. Se tenir à l’écart des autres femmes, ce n’est que se desservir soi-même”, assène-t-elle.
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Le flambeau, pourtant, n’est pas transmis tout à fait de la même façon de nos jours. Lorsque Shirley Manson, Courtney Love ou les riot grrrls nous l’ont tendu, dans les années 90, le message était clair et en substance, il disait: “Avec notre art, nous allons être les égales des hommes. Comme eux, nous allons prendre une guitare, à côté d’eux, nous allons monter sur scène, aussi fort qu’eux, nous allons crier.” Le message du pop féminisme d’aujourd’hui n’est pas toujours aussi limpide. Si Emma Watson ou Chimamanda Ngozie Adichie précisent le fond de leur pensée dans des discours ou dans des livres, que nous racontent Kim Kardashian et Emily Ratajkowski en posant sur Instagram, topless et le doigt dressé, devant leur miroir? Sont-elles en train de reprendre le contrôle de leur sexualité, comme Madonna l’avait fait avant elles au début des 90’s? Ou s’agit-il d’un discours féministe de façade, destiné à pousser encore un peu plus loin le marketing de soi?
Pour Shirley Manson, il y a deux poids, deux mesures. Elle trouve positif que les femmes de la jeune génération réclament de vivre leur sexualité au grand jour et d’être considérées comme des êtres désirants, mais questionne la fine frontière qui sépare cette revendication d’une certaine objectification. Pour elle, les people et les artistes, comme Nicki Minaj par exemple, peuvent bien twerker leur féminisme à la face du monde car elles sont, d’une certaine manière, protégées. Par leur art, leur puissance, leur argent ou, plus simplement, leur service de sécurité. Mais jouer à se foutre à poil sur les réseaux sociaux pour une jeune fille anonyme est, d’après elle, un jeu dangereux, qui ne fait pas avancer les choses dans le bon sens: “Bien sûr, ce serait merveilleux si nous vivions dans le jardin d’Eden, mais hélas, ce n’est pas le cas. En s’objectifiant, on encourage les gens à objectifier les femmes à travers le monde. Peut-être qu’on a soi-même envie d’être objectifiée par vanité, par insécurité ou par besoin d’être validée, mais il est clair qu’en postant des images de soi hyper-sexualisées sur Internet, on n’est pas en train de prendre le pouvoir.”
Que l’on soit d’accord avec elle ou pas, il y a quelque chose de reposant à discuter avec une femme qui a 21 ans de carrière derrière elle. Il émane de l’idole de jeunesse la sincérité de celles qui n’ont plus rien à prouver, ni ne craignent de dire le mot de travers qui entacherait leur réputation. Shirley Manson, presque quinqua bien dans ses pompes, n’est pas cette idole de jeunesse qui nous ramène vers notre passé, mais plutôt celle qui nous montre l’avenir: “J’ai vu une exposition de Louise Bourgeois à Paris, il y a quelques années, et ça a complètement changé la vision que j’avais de moi-même en tant que femme de plus de 40 ans”, nous dit-elle. “Louise Bourgeois a tenu des salons dans son appartement new-yorkais jusqu’à l’âge de 92 ou 93 ans. Je me suis dit que je n’étais peut-être pas si vieille que ça, après tout!” Le Père Noël existe vraiment: c’est une femme, une rock star dont le groupe a vendu plus de 17 millions d’albums, et elle a presque 50 ans.
Faustine Kopiejwski
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