Au festival Impatience, à Paris, l’adaptation du conte de Barbe Bleue par Lisa Guez aborde avec beaucoup de finesse la question du féminicide et des violences conjugales.
On sort du théâtre avec les mots de Virginie Despentes en tête: “Si nous apprenions vraiment que nous sommes en droit de tuer un homme s’il veut abuser de nous, je crois que ça changerait tout.” Dans son adaptation du célèbre conte de Charles Perrault où un homme à barbe bleue tue ses épouses, la jeune metteuse en scène Lisa Guez redonne vie à quatre de ses victimes dont les corps lacérés sont pendus au sous-sol. Toutes ont été assassinées selon le même stratagème pervers: Barbe Bleue part quelques jours, leur confiant une clef, tout en leur interdisant de l’utiliser. Une manière évidente de piquer leur curiosité, et de les inciter à entrer dans son sinistre cabinet. L’histoire se répète sauf qu’à présent, les anciennes épouses sortent du silence, se déhanchant tels des zombies sur Initials BB de Gainsbourg (les initiales de la femme fatale se confondant alors avec celles du sociopathe).
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Plus qu’une pièce sur l’émancipation, on assiste à une célébration du désir féminin.
Sans être une pièce-tract, Les Femmes de Barbe Bleue aborde avec intelligence et poésie la question des féminicides et des violences conjugales. Si dans le conte original, on ne nous raconte jamais le destin des autres femmes assassinées, Jordan, Nelly, Valentine et Anne, assises sur leur chaise façon alcooliques anonymes, vont l’incarner. Alternant scènes drôles de drague en franglais avec des passages violents, où l’épouse humiliée finit par ramasser ses bas avec ses dents, chacune rejoue, aiguillée par les conseils des autres, le moment fatal. Au gré des encouragements, la lycéenne balbutiante se transforme en “pirate”, puisant son énergie de guerrière dans ses faiblesses d’antan: “Non, je ne suis pas curieuse, je suis une aventurière.” De corps sans vie, elles deviennent femmes sauvages, Bacchantes, s’amusant à jouer aux monstres. Plus qu’une pièce sur l’émancipation, on assiste à une célébration du désir féminin: lorsque triomphantes, elles finissent par vaincre Barbe Bleue, elles en jouissent.
Sororité
C’est que Lisa Guez ne réduit pas ces femmes au seul statut de victimes. Elle explore la complexité des pulsions, interroge les zones d’ombre de leurs désirs, se demandant même ce qui a bien pu les pousser dans les bras d’un homme si inquiétant. Le texte, collectif forcément, est né d’improvisations sur le plateau: “Je leur ai demandé de ne rien écrire, mais de construire imaginairement, puis je les ai interrogées, un peu comme un juge qui cherche à comprendre une affaire. Je leur ai demandé parfois de me montrer les scènes de leurs vies communes avec Barbe Bleue. Parfois, ces interrogatoires duraient des heures, explique la jeune metteuse en scène. Je suis certaine que si, aujourd’hui, on faisait le même travail avec n’importe quelle femme, un champ nouveau de complexité s’ouvrirait autour des mêmes questions qui nous rassemblent.”
Image d’Epinal de la sororité, toutes finissent par entourer la dernière survivante telles des fantômes.
Lumineuses et espiègles, les actrices donnent chair à cette parole puissante dans un petit théâtre sombre et sans décor, capables d’agiter des paysages surréalistes et sensoriels où “l’odeur du sang des règles de ma mère” évoque le cabinet du crime. Si cette langue frappe l’esprit, elle crée également un espace de recueillement, où chacune des comédiennes écoute avec concentration et bienveillance l’autre qui se confie. Image d’Epinal de la sororité, toutes finissent par entourer la dernière survivante telles des fantômes, couronnant de douceur et de fumée le destin de l’empoisonneuse qui roule à jamais dans une nuit bleue et suspendue.
Annabelle Martella
Les Femmes de Barbe-Bleue, de retour au théâtre Paris-Villette du 17 au 30 mars 2022
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