Apple a lancé au début du mois son service de streaming avec une série pop et enthousiasmante autour de la jeunesse de la poétesse américaine du XIXème siècle Emily Dickinson. Que l’on redécouvre tout au long des dix épisodes en ado rebelle irrévérencieuse et profondément féministe, loin des clichés de l’artiste recluse et solitaire.
Elle se déguise en homme pour aller écouter une conférence sur les volcans. Elle refuse de faire le ménage et met les pieds sur la table. Elle envoie balader sa mère, embrasse fougueusement sa meilleure amie, écrit sous son duvet des poèmes fiévreux, s’enflamme en parlant de Shakespeare… La série d’Apple TV+ Dickinson, imaginée par la scénariste Alena Smith, dresse le portrait de l’une des figures de la littérature américaine en sale gosse désinvolte, généreuse, brillante et un brin agaçante. Totalement anachronique. Et le pire, c’est que ça marche. Le parallèle entre les poèmes de Dickinson qui s’affichent à l’écran et l’énergie contagieuse de l’actrice Hailee Steinfeld, magnifique dans le rôle-titre, rendent un hommage vibrant à la poétesse.
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Ce n’était pourtant pas gagné de voir un jour une série aussi drôle et jouissive s’emparer de ce monument de la littérature américaine. Née en 1830 et restée célibataire toute sa vie, Dickinson a longtemps été cataloguée comme une figure marginale, une “vieille fille” suspecte, enfermée chez elle, dont le génie paraissait presque accidentel. La professeure de l’université de Tulane Michelle Kohler, qui a supervisé un recueil d’essais universitaire sur la poétesse (The New Emily Dickinson Studies, Cambridge University Press, 2019) nous explique que le mythe qui a montré Dickinson comme “isolée”, “déviante” ou comme une “autrice accidentelle” a longtemps eu la peau dure. Sabine Sielke, professeure de littérature américaine et spécialiste de l’œuvre de Dickinson, nous cite par exemple le poète et critique Allen Tate. “Dans les années 30, il disait que Dickinson ne savait pas du tout ‘raisonner’”.
Sortir de la sphère domestique
“Un auteur comme Shakespeare a eu le droit de donner vie à de nombreux personnages sans que personne ne les ramène à sa propre personnalité d’homme, analyse Michelle Kohler. Dickinson avait, selon moi, la même force d’imagination. On ne devrait pas étudier ses poèmes comme les symptômes d’un désordre psychique.” Pourquoi, alors, les premiers universitaires se sont-ils tous penchés sur sa vie personnelle au lieu de prendre la mesure du génie contenu dans ses 1800 poèmes, dont seuls 10 ont été publiés de son vivant? Wendy Martin a été l’une des premières universitaires à changer la donne au sujet de Dickinson en la montrant sous un jour nouveau dans son livre An American Triptych (1984) puis dans sa Cambridge Introduction to Emily Dickinson (2007). Elle y a dressé un nouveau portrait plus complet de la poétesse qui n’a pas fait l’unanimité à l’époque. “Emily Dickinson était vue comme une ‘vieille fille’ recluse parce que les universitaires, qui étaient tous des hommes, ne la comprenaient pas. L’aspect ‘domestique’ de sa vie de femme a eu, surtout au XIXème et au XXème siècle, une influence profonde sur leur perception de son travail. À l’époque, les femmes étaient vues comme appartenant à la sphère domestique, trop ‘fragiles’ pour la vie publique. La vraie féminité était synonyme de passivité, de dévotion religieuse et d’absence de passion. Alors qu’Emily Dickinson était l’exact inverse!”.
“Dans les années 80 et 90, de nombreux·ses universitaires ont commencé à voir que son genre était crucial pour envisager ses poèmes.”
Suzanne Juhasz, professeure à l’université de Boulder (Colorado), a étudié les rapports entre Emily Dickinson et le féminisme. Elle explique par ailleurs que ce “mythe” initial avait pour but de rendre sa poésie attrayante. Une sorte d’outil marketing du XIXème siècle. “Ce mythe a émergé dans une société traditionnelle et sexiste et cela a permis aux premiers éditeurs de rendre sa poésie étrange attrayante pour les lecteurs·trices”. Dès les années 70, Dickinson est redécouverte par les féministes de la deuxième vague. La célèbre autrice, essayiste et poétesse Adrienne Rich lui consacre en 1976 l’essai Vesuvius at Home: The Power of Emily Dickinson.
Les poèmes de cette figure mystérieuse du XIXème siècle, qui traitent aussi bien de la nature que de la mort, de l’éternité, de l’amour ou de la science, sont soudainement vus comme des outils de pouvoir. Comme les symboles d’une force profonde. “Dans les années 80 et 90, de nombreux·ses universitaires ont commencé à voir que son genre était crucial pour envisager ses poèmes, explique Suzanne Juhasz. On a arrêté de la limiter à son image de recluse au cœur brisé.” Dickinson n’était pas “bizarre”, poursuit l’universitaire, elle était simplement “une poétesse qui avait besoin d’un endroit pour écrire son œuvre”. Elle avait trouvé sa chambre à elle, dans la maison familiale. Difficile, à l’époque, de cumuler son travail de poétesse avec une activité de mère et d’épouse.
En relisant son œuvre, les thématiques féministes de ses poèmes émergent avec force. “Dickinson a réfléchi à la philosophie, à la théologie, à la science, aux conventions sociales qui faisaient que pour écrire de la poésie il fallait être un homme et que quand on était une femme il fallait se convertir au christianisme et se marier, explique Sabine Sielke. Elle a remis en question l’idée selon laquelle la poésie pouvait réconcilier l’‘esprit des hommes’ et la ‘nature des femmes’.” Elle a critiqué l’hypocrisie de l’Église, du mariage… Elle a mis en branle l’ordre symbolique en expérimentant avec le langage, avec les formes poétiques, en explorant dans ses poèmes ce qui résistait à la représentation: la sexualité, la mort, l’éternité.”
Une icône queer et adolescente
Féministe dans ses poèmes, elle l’était aussi dans sa vie. “Elle était férocement indépendante, explique Wendy Martin. Elle avait beaucoup d’humour et avait un côté rebelle. Elle a réussi à convaincre son père, très autoritaire, de gérer ses horaires elle-même pour qu’elle puisse rester écrire de la poésie jusqu’à tard dans la nuit. Elle a aussi défié les croyances calvinistes de ses parents et de la communauté d’Amherst.” Depuis une dizaine d’années, la fiction participe à apporter de nouvelles représentations de la poétesse à l’écran. “Les universitaires l’ont vue comme une féministe, une philosophe, une scientifique, explique Sabine Sielke. Mais tous ceux et toutes celles qui s’intéressent à elles s’en font une image différente. Elle obsède l’art et la pop culture!” Le film de Terence Davies, A Quiet Passion (2016), a par exemple mis en avant ses amitiés et son humour tandis que celui de Madeleine Olnek, Wild Nights With Emily (2018), l’a réinventée en icône lesbienne. Une idée tirée de Rowing in Eden: Rereading Emily Dickinson, de Martha Nell Smith (2009), qui explore l’idée selon laquelle la poétesse aurait vécu une histoire d’amour brûlante avec sa belle-sœur. “On la voit toujours comme un génie accidentel, se désolait Olnek dans une interview à Vox au moment de la sortie du film. Comme une femme qui avait le cœur brisé, qui écrivait pour un homme, pour expurger ses sentiments. Au lieu de la voir comme elle était: une femme qui voulait explorer l’écriture, la poésie.”
La série d’Alena Smith donne aussi à voir une Emily Dickinson en icône queer, notamment dans une scène brillante où, assistant à une conférence sur les volcans, la poétesse s’enflamme. Le montage alterné explore les similarités entre la lave en fusion et l’orgasme atteint par Dickinson et sa belle-sœur Sue pendant leurs ébats. Martha Ackmann, journaliste et autrice qui publie en février prochain un ouvrage sur la poétesse (These Fevered Days, ed. W. W. Norton & Company) est ravie que la série torde le cou aux “mythes” de la figure fantomatique tout de blanc vêtue. Elle note bien sûr l’anachronisme de la série. “Mais je trouve qu’elle réussit sur plein de points. Elle capture son esprit: son indépendance, sa confiance, son humour, sa certitude concernant ce qu’elle veut faire de sa vie.”
“Ses poèmes contiennent tellement de vérité qu’ils ne peuvent que parler à nos esprits contemporains.”
Au moment de la sortie du film de Terence Davies, A Quiet Passion, la BBC titrait son article “Pourquoi les adolescent·e·s maussades adorent Emily Dickinson”. Force est de constater que sa poésie traverse les siècles et continue à exercer un pouvoir profond et mystérieux sur les jeunes féministes. “Quand j’ai découvert Dickinson à l’adolescence, se souvient Ackmann, je ne pouvais pas expliquer une seule phrase, mais je comprenais quand même ce qu’elle voulait dire. Je ressentais le poids de ses mots.” Michelle Kohler note quant à elle que Dickinson continue d’être “une inspiration féministe” pour ses élèves. “Elle était très en avance sur son temps, conclut Wendy Martin. Elle rejetait le patriarcat sous toutes ses formes: elle refusait un Dieu tout puissant et masculin; elle rejetait l’autorité des structures patriarcales. On lira sa poésie pendant encore très longtemps.”
“Son œuvre parle aussi bien aux lecteur·rice·s de l’époque, qu’à nos contemporain·e·s, explique Suzanne Juhasz. Ses idées sont fortes, innovantes. Souvent ambigües. C’est d’ailleurs ce qui fait leur pouvoir. Ses poèmes contiennent tellement de vérité qu’ils ne peuvent que parler à nos esprits contemporains.” Et tant mieux si le visage espiègle d’Hailee Steinfeld fait entrer les adolescentes de demain dans le monde pour toujours mystérieux d’Emily Dickinson.
Pauline Le Gall
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