Les Sorcières de la littérature, de la poétesse et autrice russo-américaine Taisia Kitaiskaia et de l’illustratrice Katy Horan, paraît aux éditions Autrement. Voici quatre bonnes raisons de découvrir cette très belle anthologie miniature.
Halloween 2019: les sorcières ont plus que jamais le vent en poupe, pour le meilleur et pour le pire. Tantôt érigées en symbole politique, tantôt exhumées comme passionnant sujet d’étude, elles sont bien plus souvent encore cuisinées à la sauce marketing. L’anthologie ludique Les Sorcières de la littérature, qui vient de paraître aux éditions Autrement, échappe à cette dernière catégorie et fait un délicieux pas de côté. Farfelue et poétique, cette courte encyclopédie imaginée par l’autrice Taisia Kitaiskaia et l’illustratrice Katy Horan recense 30 écrivaines et poétesses à travers le temps et les continents, pour les réinventer façon grandes prêtresses de la magie. Une manière originale de célébrer la puissance spéciale de leurs mots et de leurs récits. En quatre points, nos raisons de se plonger dans la lecture cet almanach didactique et réjouissant.
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1-Pour étoffer sa connaissance du matrimoine
Ce que la sorcière est là pour nous enseigner depuis son grand revival, c’est que, tout au long de l’histoire, la participation des femmes au récit collectif n’a cessé d’être bafouée, invisibilisée, diabolisée. En renaissant comme une figure émancipatrice et complexe, loin de sa réductrice image satanique, la sorcière a entrouvert la possibilité d’une autre interprétation de l’histoire, plus juste et égalitaire. Qui mieux qu’elle pour nous éveiller au “matrimoine”, l’héritage historique méconnu des femmes? Un des grands chantiers du matrimoine -parmi tant d’autres- reste la littérature. Des autrices brillantes, il en existe à la pelle, mais combien de bibliothèques garnies presque exclusivement de noms masculins, combien de manuels scolaires dédaignant la parité? Rappelez-vous: la première œuvre écrite par une femme à avoir intégré le corpus d’œuvres du bac L, c’était en… 2018. Le chantier pour faire (re)connaître le matrimoine littéraire s’annonce colossal. Car la célébration du travail des femmes est elle aussi aux abonnés absents -en France, le Goncourt, c’est un minuscule 10% de femmes primées depuis sa création en 1903.
Qu’on soit une lectrice novice ou aguerrie, l’enchantement procuré par Les Sorcières de la littérature reste le même.
La bible de Katy Horan et Taisia Kitaiskaia constitue un remède idéal. En proposant un rapide tour d’horizon d’écrivaines couvrant toutes les époques, les sensibilités, les religions, les ethnies et les genres littéraires, elles ont concocté la parfaite entrée en matière pour se racheter une culture littéraire digne de ce nom. Chez elles, la prose à suspense d’Agatha Christie côtoie la plume mythique de Toni Morrison et celle de l’immense Audre Lorde. Et au milieu de ces patronymes célèbres, des noms moins connus en France, comme ceux de la romancière amérindienne Leslie Marmon Silko, de la Japonaise Yumiko Kurahashi ou de la poétesse iranienne Forugh Farrokhzad… Faire connaître et célébrer le génie des écrivaines: un programme plus que nécessaire en 2019!
2- Pour se refaire une pile à lire… pour toute la vie!
Qu’on soit une lectrice novice ou aguerrie, l’enchantement procuré par Les Sorcières de la littérature reste le même. Taisia Kitaiskaia réinvente la vie de ses inspiratrices littéraires en trois strophes poétiques, souvent drôles, et toujours affabulatrices. Nimbées d’une aura magnétique, magique, elles nous apparaissent alors sous un nouveau jour. On redécouvre ainsi Sylvia Plath, transformée en “disque d’un noir étincelant, qui se traîne d’if en orme, et du lit au fourneau. La musique de Sylvia, qui crépite et craquelle sur un rythme lent, est la bande originale de son angoisse existentielle”, ou Sappho, qui “te lance des œillades à une garden party” et vient “te glisser entre les doigts un rouleau de papyrus avant de disparaître. Tu ne déchiffres que trois mots de ses entrelacs griffonés: ‘TOI EN FLAMMES’.”
Taisia Kitaiskaia ouvre grand notre soif de lecture, et pour l’étancher, rien de mieux que ses éclairantes recommandations.
La prose évocatrice de Taisia Kitaiskaia intrigue et émoustille, plus qu’elle ne dévoile. On y retrouve avec plaisirs les motifs récurrents des œuvres des 30 femmes de lettres, de la sexualité à la domesticité, en passant par les éléments, la botanique, la colère, la maladie mentale… Couvrant à peu près tous les thèmes possibles et imaginables, l’anthologie peut ainsi se lire comme un cahier d’humeur, qu’on gardera près de soi pour guider nos choix de lecture. Optera-t-on aujourd’hui pour les “ouragans, zombies et histoires à dormir debout” de Zora Neale Hurston ou plutôt pour les “landes et romances douloureuses” d’Émilie Brontë? Taisia Kitaiskaia ouvre grand notre soif de lecture, et pour l’étancher, rien de mieux que ses éclairantes recommandations, qui complètent les notices biographiques. Il y a clairement de quoi se régaler pour toute une vie. Et de quoi donner du travail pendant des années aux traducteur·rice·s français·e·s, si l’on en juge par toutes les traductions qui ne sont pas encore parvenues jusqu’à nous.
3-Pour la beauté des portraits
Aux mots ardents de Taisia Kitaiskaia répondent les dessins embrasés de Katy Horan. Chaque poème est accompagné d’un poignant portrait de l’autrice en sorcière. Le trait vif de l’illustratrice n’a pas son pareil pour nous immerger dans des univers tour à tour oniriques, familiers, sinistres, étranges… Tout comme la prose imagée qui les accompagne, les illustrations restituent, à l’aide d’une multitude de détails, une ébauche de la vision géniale des 30 créatrices. “Katy était la personne parfaite pour le projet, parce qu’elle a l’habitude de travailler sur les sorcières, les imageries folkloriques et les représentations de figures féminines”, nous raconte Taisia Kitaiskaia. Un écho à son univers à elle également, puisque, quand elle n’écrit pas de poèmes, cette autrice russo-américaine dispense des conseils magiques, en endossant le rôle d’une Baba Yaga 2.0 (la plus célèbre des sorcières du folklore slave), auprès des lecteurs et lectrices du site américain The Hairpin, le tout rehaussé de sagesse féministe. Autant dire que la magie, les oracles et la mythologie n’effraient en rien nos deux coautrices. Leur livre a d’ailleurs inspiré un tarot en août 2019, sorti aux éditions Penguin, sous le nom de The Literary Witches Oracle.
4- Pour célébrer la puissance menaçante des femmes de lettres
La sorcière littéraire “entre en contact avec le mystère d’autres mondes et n’a pas peur de l’obscurité”, résume la créatrice de l’anthologie. Elle est celle qui débusque les significations inédites, déterre de nouvelles visions, et nous fait accéder à un sens plus sacré de l’existence. Pour accomplir ces tâches, les sorcières littéraires dépeintes dans l’ouvrage ont le plus souvent mené des existences marginales et irrévérencieuses. L’Américaine Emily Dickinson vécut toute sa vie retranchée chez elle, loin des obligations sociales, en dehors des conventions religieuses, avec pour seule compagnie domestique ses 1800 poèmes, retrouvés à sa mort. L’Iranienne Forugh Farrokhzad divorça à 21 ans, avant de devenir la première poétesse perse à écrire de façons explicite sur le sexe. L’Amérindienne Joy Harjo, quant à elle, survécut à une enfance brimée, une grossesse précoce et des violences conjugales avant de devenir une poétesse spirituelle et militante. Les exemples sont tous plus saisissants les uns que les autres, et permettent de mesurer l’immense pouvoir de subversion dont firent preuve toutes les grandes créatrices, partout, tout le temps. Accueillir et honorer ces géantes de papier, avec leurs aspérités et leurs enseignements, fait le plus grand bien. Finalement, les sorcières, on en redemande!
Clara Delente
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