Entre autobiographie et reportage journalistique, Nassira El Moaddem, ex-rédactrice en chef du Bondy Blog, livre le récit de l’évolution de la ville de son enfance, Romorantin, “capitale” de la Sologne, dans son livre intitulé Les Filles de Romorantin.
Presque vingt ans après avoir quitté le nid familial à Romorantin, dans le Centre-Val de Loire, la journaliste Nassira El Moaddem y revient alors qu’éclate la crise des gilets jaunes en 2018. À travers une série de portraits de gens du coin, elle aborde les thématiques qui concernent les villes de campagne aujourd’hui: la fermeture de l’usine qui nourrissait de nombreux habitants, le chômage, les difficultés à joindre les deux bouts, l’éducation, la fracture sociale, les inégalités territoriales… C’est notamment le portrait en dualité de deux femmes -son amie d’enfance Caroline et elle-même- qu’elle dépeint dans son premier livre, Les Filles de Romorantin. L’une est restée et devenue ouvrière, l’autre est partie à Paris pour y faire carrière dans le journalisme. Cet ouvrage, écrit l’année de ses 35 ans, est aussi l’occasion d’une introspection pour son autrice, face à la méfiance des gilets jaunes et aux parcours de celles et ceux avec qui elle a grandi. Retour sur la genèse de ce projet avec elle.
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Comment qualifierais-tu ce livre?
Pour moi, c’est une enquête journalistique “retour aux sources”. Il y a une double dimension: d’abord professionnelle, journalistique, qui consiste à documenter le portrait d’une ville comme Romorantin, 17 900 habitant·e·s, sous-préfecture du Loir-et-Cher, qui a connu un cataclysme économique et social: la fermeture d’une usine. En l’occurrence, Matra Automobile, en 2003. L’autre dimension est personnelle, c’est celle qui consiste à revenir dans ma ville pour raconter ce qu’elle est devenue depuis 2003 justement, puisque mon départ correspond à la fermeture de l’usine.
La première personne était-elle nécessaire?
Je ne pouvais pas faire autrement qu’adopter ce positionnement. La troisième personne aurait été hypocrite. Ce projet existe car je suis née à Romorantin, et tous les sujets que j’aborde, de même que les personnes que j’interroge, ont un lien avec moi. Même si je ne vis plus leurs réalités sociales, je les comprends. Je suis fille d’ouvrier, et même si, aujourd’hui, mon quotidien est très éloigné du leur, et même si la décence veut qu’on mette les choses à leur place, je sais ce qu’ils ont vécu.
“Les gens qui vivent dans les territoires semi-ruraux ont les mêmes problématiques que celles et ceux qui vivent dans les quartiers populaires: la précarité, le désenclavement, l’isolement…”
Tu exprimes plusieurs fois la difficulté de porter une double casquette, de reporter et de fille du coin. Comment l’as-tu gérée?
Académiquement parlant, on m’a toujours appris à être dans la distance, à mettre de côté mes ressentis. Je suis dans la démarche opposée. C’était aussi compliqué pour les autres: je ne pensais pas qu’on me verrait d’abord comme une journaliste. Mais j’incarnais ceux que les gilets jaunes détestent le plus, ceux qui n’arrivaient pas à raconter leurs histoires: les médias. Je savais que j’allais devoir m’expliquer, mais je ne pensais pas que ça irait jusqu’au point où ils allaient voter pour savoir si je pouvais rester ou non lors de leurs assemblées.
Finalement, ce que tu décris, c’est le quotidien d’une ville moyenne française?
L’idée, c’était d’y retourner sans qu’il y ait de fait divers, sans qu’il y ait de grandes fulgurances médiatiques. Dans le quotidien, finalement, de gens qui vivotent, vivent, survivent. Notre métier, c’est de raconter le réel au moment où ça se passe. Ce qui se passe à Romorantin, c’est ce qui se passe partout ailleurs. C’est un malheureux bon mètre-étalon de ce qui peut arriver dans plein de villes du territoire, chacune avec ses spécificités. Je voulais en outre construire des passerelles entre des territoires. On vit un moment, et ça va crescendo, où on oppose les territoires entre eux. On nous parle des quartiers populaires, qui seraient extrêmement favorisés, en opposition aux campagnes rurales abandonnées et délaissées. C’est un discours dangereux car faux: les gens qui vivent dans les territoires semi-ruraux ont les mêmes problématiques que celles et ceux qui vivent dans les quartiers populaires: la précarité, le désenclavement, l’isolement… Et il ne faut pas oublier qu’on peut être immigré·e et vivre en zone rurale, j’en suis la preuve. Une partie de ma famille vit de la terre!
Comment vis-tu la sortie du livre?
L’accueil des Romorantinais·e·s est vraiment positif, mais on en revient au point de la double dimension: sur le plan personnel, j’ai trouvé des réponses à des questions que je me posais, mais d’autres se sont ajoutées. Sur le plan professionnel, je me dis que j’ai encore tellement d’histoires à raconter! On déroule un fil mais ça ne s’arrête jamais. Il y a beaucoup de frustration avec ce genre de projets. Mon rêve, ce serait de pouvoir faire exister ces histoires-là d’une autre manière.
Propos recueillis par Delphine Le Feuvre
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