Jennifer Aniston, Camila Cabello ou encore Rihanna… Nombre de célébrités voient leurs corps et leurs poids scrutés sous tous les angles, dans le but de détecter une éventuelle grossesse. Un procédé ne datant pas d’hier, qui enferme les femmes dans ce que la société attend d’elles.
“Je suis une femme noire, née d’une femme noire, elle-même née d’une femme noire, née d’une femme noire, et je vais donner naissance à une femme noire.” Il a suffi que Rihanna prononce cette phrase le 12 septembre dernier lors du Diamond Ball, un gala de charité qu’elle organise depuis cinq ans, pour que se déclenchent des rumeurs autour d’une potentielle grossesse de l’artiste. De quoi inciter les internautes à analyser des vidéos faites lors de l’événement, pour deviner de combien de mois elle pourrait être enceinte.
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Si l’entourage de la chanteuse a démenti ces allégations, ce phénomène est loin d’être isolé. Les spéculations autour de la grossesse présumée d’une célébrité, souvent liées à une prise de poids ou à un changement corporel de celle-ci, alimentent depuis longtemps la presse people et la curiosité du public, qui en est friand. Cela fait plusieurs années que le corps de Rihanna est commenté partout sur la toile et par les médias. Surnommée en 2017 “Thickanna” pour signifier qu’elle était devenue “thick” (épaisse en anglais), elle est régulièrement victime de fat-shaming, insultes à l’appui.
La même année, le blogueur Chris Spags se demandait ainsi, dans un article supprimé depuis, si la chanteuse était en train de rendre le fait d’être gros “tendance” -avançant que l’une des seules raisons valables à la prise de poids était d’attendre un enfant. “Croisons les doigts, elle est enceinte, ce qui serait un tel soulagement, parce qu’au moins elle ne serait pas grosse, non?”, écrivait-il. Rihanna avait à l’époque répondu à cette polémique, expliquant qu’elle avait un “corps fluctuant”, qui pouvait changer selon ses activités ou son humeur, et qu’elle n’avait aucun problème avec son apparence. Alors, Rihanna est-elle enceinte actuellement? L’avenir nous le dira, mais cet épisode démontre en tout cas que le corps des femmes est toujours soumis aujourd’hui à des spéculations qui relèvent de l’intime.
Vraiment vous imaginez à quel point Rihanna peut être complexée depuis 2 ans vous êtes la a dire qu’elle est enceinte à chaque fois que vous apercevez son ventre
— nelly (@ifuckedrih) September 13, 2019
Fat-shaming et injonction à la maternité
De Jennifer Aniston à Beyoncé en passant par toute la famille Kardashian, les corps de ces femmes sont régulièrement examinés et analysés pour détecter le moindre gras en trop, et pour chercher le moindre signe d’un ventre qui se formerait. Et si ce sont les corps de l’ensemble des femmes qui sont souvent sujets à des commentaires, les célébrités sont particulièrement touchées du fait de leur statut.
“Que ce soit chez les peintres, les écrivains ou encore les religieux, le corps est toujours passé par le regard des autres. L’aspect à prendre en compte avec toutes ces célébrités, c’est que ce sont des femmes considérées comme extraordinaires. Et ce, parce qu’elles font rêver, ont un destin hors du commun, et se sont construit une vie qui repose sur leur talent mais aussi sur leur image, qu’elles cultivent d’une manière consciente et qui constituent leur identité”, nous explique Nathalie Duval, professeure agrégée et docteure en histoire contemporaine, à l’université Paris-Sorbonne.
En 2016, l’actrice Jennifer Aniston publiait un texte dans le Huffington Post américain pour dire qu’elle n’était pas enceinte, mais qu’elle en avait juste “marre” de la situation: “Si je suis une sorte de symbole pour quelques personnes, je suis clairement un exemple de comment la société voit nos mères, nos filles, nos sœurs, nos amies et nos collègues. L’objectification et la scrutinisation des femmes sont absurdes et dérangeantes. La manière dont on me décrit dans les médias est juste une illustration de comment les femmes sont vues de manière générale, et de comment elles sont comparées à des standards de beauté faussés […] On peut être accomplie quand on est célibataire ou en couple, avec ou sans enfant. C’est à nous de décider de comment notre corps est censé être beau.”
Aniston fait partie des célébrités qui ont le plus souffert des rumeurs de grossesse: celle qui était “la petite fiancée de l’Amérique” quand elle sortait avec Brad Pitt a vu depuis cette relation chaque détail de sa vie étudié, et chaque apparition en public le prétexte à un examen de son ventre, de façon à déceler, ou non, un “baby bump” (début de ventre rond). Idem, chacune de ses relations amoureuses est l’occasion de se demander si elle va “enfin” devenir mère.
De la renaissance aux tabloïds, il n’y a qu’un pas
Pour comprendre cette fascination autour du corps des femmes, et en particulier celui des célébrités, il faut remonter à très loin et puiser, comme nous le rappelle Nathalie Duval, dans l’histoire de l’art, que ce soit chez le peintre de la Renaissance Botticelli ou encore dans la peinture académique d’Alexandre Cabanel. “Ce regard des hommes porté sur ces corps idéalisés, on le retrouve chez les peintres depuis la Renaissance, et même chez les sculpteurs grecs. À la Renaissance, on a recommencé à représenter le corps féminin nu, alors qu’au Moyen Âge, celui-ci était habillé. C’était à chaque fois des femmes avec un corps aux mensurations parfaites, selon les canons de beauté de l’époque, mais qui avaient tout le temps un petit ventre rond. Celui-ci était toujours pris en compte par les artistes, qui étaient majoritairement des hommes, pour exprimer le lien du corps et une future procréation. C’était le lieu du plaisir, mais aussi la promesse d’une maternité, et le signe de la fertilité de la femme. Et même au Moyen Âge, la Vierge Marie a toujours un petit ventre rond, légèrement rebondi.”
Un intérêt particulier pour le ventre donc -censé représenter la maternité-, et par la même occasion, pour la vie privée. Un élément essentiel selon Sylvie Debras, docteure en science de l’information, qui souligne qu’il est toujours “demandé aux femmes célèbres des éléments sur leur vie personnelle, et ce, en omettant totalement leurs qualités professionnelles ou artistiques. De quoi les réduire à leur corps et à leur apparence -mais c’est ce qu’il se passe également dans la société en général”. Selon la chercheuse, cela expliquerait pourquoi les médias se focalisent sur leurs silhouettes avant tout: “À partir du moment où il est remarqué qu’elles ne contrôlent plus aussi bien leur corps, elles deviennent d’un coup ordinaires. Cela met alors en danger l’image extraordinaire qui fait qu’on les adule, qu’on les envie et qui fait rêver.”
Voilà ce qui motive également certaines personnalités, comme Beyoncé ou Serena Williams, à contrôler leur grossesse jusqu’au moindre détail -comme pour ne plus subir ce qui leur échappe. C’est ainsi que la première, elle-même sujette à de nombreuses rumeurs à chacune de ses prises de poids, avait annoncé être enceinte de jumeaux, en partageant une photo sur Instagram. Liké plus de 11 millions de fois, ce post s’inscrivait dans une démarche de reprise en main du discours médiatique par les célébrités elles-mêmes, qui donnent à leur public ce qu’il a envie de voir. Pour Sylvie Debras, les journalistes sont les premiers responsables de la situation, puisqu’ils “perpétuent une tradition, qui est de commenter le corps de la femme et d’en faire une forme de business en clics et partages”. Elle espère ainsi voir un changement s’opérer dans le traitement médiatique des célébrités: “C’est avant tout aux médias de changer le discours porté sur les femmes célèbres, et de recentrer l’information sur leurs accomplissements.”
Jennifer Padjemi
Cet article a été initialement publié sur le site des Inrocks.
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