Si l’adaptation cinéma de Downton Abbey, qui sort au cinéma ce 25 septembre, est plutôt décevante et passe à côté de tout commentaire sur l’époque, elle donne envie de se replonger dans la série. Laquelle n’est pas un gentil soap sur l’aristocratie anglaise en costumes d’époque, mais le récit de l’émancipation des femmes au début du XXème siècle. Paroles d’historiennes.
50% drame historique, 50% soap opera, Downton Abbey a eu un succès mondial inattendu. Début 2013, alors qu’elle en était à sa troisième saison, le groupe NBC Universal estimait que la série avait été regardée par 120 millions de spectateurs dans le monde. Ce succès est à attribuer, entre autres, à Lady Sybil, Lady Mary et Lady Edith, des personnages qui ont incarné l’émancipation des femmes dans les années 10 et les années 20. A travers elles, Downton Abbey raconte les combats féminins, des Suffragettes aux femmes cheffes d’entreprise, en passant par l’univers du jazz. Nous avons analysé la série avec des historiennes.
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Pas d’héritage, vive le mariage ?
Episode 1, saison 1. La série Downton Abbey s’ouvre sur l’envoi d’un télégramme. Nous sommes en 1912, le Titanic a coulé et avec lui les espoirs de la famille Crowley. L’héritier du père, Earl of Grantham, qui était le fiancé de sa fille, lady Mary, est décédé. Le titre, mais surtout le domaine et l’argent de la famille iront à un cousin éloigné inconnu. Les trois filles de la famille ne toucheront rien. C’est sur cette discrimination faite aux femmes face à l’héritage que se construira la série. Voilà qui donne le ton. C’est un sujet qui tient à cœur à Julian Fellowes, créateur de la série et par ailleurs lord conservateur. En effet, sa femme n’a pas pu hériter du titre de Countess Kitchener qui aurait dû lui revenir si les règles d’héritage n’avaient pas été si patriarcales. Cette injustice est propre à la noblesse, mais elle donne une idée de la place des femmes dans l’Angleterre du début du XXème siècle. Ces dernières sont largement dépossédées de leurs biens et n’ont pas le plein contrôle sur leur avenir. “En France, l’égalité femmes-hommes face à l’héritage est assurée depuis la Révolution Française (loi de 1792). C’est plutôt une exception en Europe”, nous explique l’historienne Mathilde Larrère.
“C’est l’absence de mari qui permet l’émancipation.”
Pour les sœurs Crawley, il faut donc impérativement se marier. Les saisons 1 à 3 sont marquées par la frustration de Mary et Edith de ne pas trouver de mari convenable, financièrement et sentimentalement, mais aussi par leur colère de dépendre d’un homme. Pour Mary, la situation s’améliore une fois qu’elle épouse, par amour, son cousin éloigné Matthew Crawley. Mais, c’est célibataire, pour Edith, et veuve, pour Mary, que les deux sœurs acquièrent vraiment leur indépendance. Mary assure la gestion du domaine familial à la place de son mari décédé et Edith devient journaliste puis cheffe de média. “Jusque dans les années 20, les quelques femmes à des postes de responsabilité ou de pouvoir (syndicat, politique, etc) sont presque toutes des veuves ou des célibataires. C’est l’absence de mari qui permet l’émancipation”, continue Mathilde Larrère. Cette émancipation financière réussie, Mary et Edith vont se (re)marier par amour et leurs époux soutiendront leurs vies professionnelles. Un soutien qui était assez rare à l’époque, d’après l’historienne. Pas très crédible alors, Downton Abbey? Oui, mais le charme de la série réside aussi dans sa bienveillance.
Fini l’ennui, place à la puissance
Au début de la série, les trois sœurs s’ennuient. En attendant d’être mariées, elles vivent sans responsabilité, sans stimulation intellectuelle, sans contrôle sur leur vie. Combien de fois leur père a-t-il prononcé la tragique phrase “Nous ne devons pas ennuyer les femmes”, avant de se retrancher dans un salon avec les hommes pour discuter des affaires financières et familiales? Cet isolement est dur pour les sœurs. “Les femmes comme moi n’avons pas de vie. Nous sommes coincées dans une salle d’attente”, s’énerve Lady Mary dans la saison 1. Lady Sybil est la première à se rebeller contre le système. Elle manifeste pour le droit de vote des femmes et participe à des réunions politiques parfois violentes, la colère des femmes étant parfois très physique à cette époque. Elles s’accrochent aux enceintes du Parlement, cassent des vitrines; souvent la police les arrête. Edith, elle, découvre la force de son corps et le bonheur d’être utile en apprenant à conduire. Pendant la Première Guerre mondiale, elle remplace un homme parti au combat dans une des fermes du domaine. En conduisant le tracteur, elle réalise sa puissance. Comme sa sœur Sybil, formée pour être infirmière, elle aide ensuite des soldats blessés. Toutes les deux donnent momentanément un sens à leur vie.
“Le corset, c’était une horreur. Les femmes ne pouvaient rien faire, certainement pas travailler, parce qu’elles ne pouvaient pas respirer.”
Le retour dans la sphère domestique est difficile. “Une fois les hommes revenus, on a demandé aux femmes de rentrer à la maison. Elles ont du mal à le supporter”, explique l’historienne Corinne Belliard. En guise de récompense pour le travail effectué pendant la guerre, les femmes obtiennent le droit de vote. “Une perte d’un côté, un gain de l’autre”, continue-t-elle. Sybil décide alors de suivre son cœur et d’épouser le chauffeur Tom Bronson, quittant son milieu social pour vivre une vie d’infirmière et militante. Quant à Edith, désormais acquise à la cause féministe, elle envoie une tribune à un magazine et devient journaliste. Chez les servantes, l’envie d’émancipation se sent aussi. Gwen suit des cours à distance pour devenir secrétaire et s’offrir une autre vie, et Daisy s’instruit et développe ses idées politiques.
Une nouvelle garde-robe pour une nouvelle vie
Dans Downton Abbey, les femmes reprennent le contrôle de leur vie à travers les vêtements. Avec la guerre et la nécessité de travailler, elles peuvent enfin se débarrasser du corset et porter, progressivement, des pantalons. “Le corset, c’était une horreur. Les femmes ne pouvaient rien faire, certainement pas travailler, parce qu’elles ne pouvaient pas respirer”, explique Mathilde Larrère. Après la guerre, les vêtements deviennent plus libres, moins oppressifs. Avec la mode de la garçonne, les femmes revendiquent une envie d’émancipation. Quand Mary se fait couper les cheveux dans la saison 5, elle dit à son coiffeur: “Vous me faites sentir forte”. Après la guerre, les sœurs Crawley et leur cousine sortent dans des clubs de jazz et des restaurants. Elles s’amusent et deviennent plus libres dans leurs relations amoureuses. Des baisers en public et des relations sexuelles en privé: le rapport avec leur corps semble changer. Mary se procure un contraceptif, Edith réfléchit à un avortement, il y a comme un air d’émancipation. Mais Mathilde Larrère nuance grandement. Elle rappelle que “les moments festifs ont toujours été des moments où les femmes se libéraient de leur corps. Des femmes qui embrassent des hommes, ça a toujours existé”. Ce qui a changé, c’est la visibilité. “Cela se faisait peut-être un peu plus et de façon plus publique. La conséquence, c’est que ça a été plus condamné”, ajoute-t-elle. Car l’après-guerre est marqué par un retour de bâton. “Les hommes ont eu l’impression que les femmes avaient profité de la guerre. Il y a donc eu un retour de l’ordre des sexes très violent, alors même que les femmes voulaient conserver leur liberté. Ce sont des années ambiguës”, nuance l’historienne. La série montre bien les difficultés de ces femmes. Les soirées en club, les escapades en amoureux et les accouchements d’enfant bâtard des femmes Crawley se font dans le secret et menacent la réputation de la famille.
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Sororité professionnelle
Dans Downton Abbey, l’émancipation professionnelle est la véritable source de bonheur des femmes. Si l’idée même d’une femme qui travaille fait rire ses consœurs de la noblesse au début de la série, elle finit par convaincre toutes les Crawley, jusqu’à la grand-mère très conservatrice. C’est cette dernière qui va soutenir sa petite-fille Lady Mary quand elle souhaite prendre en main la gestion du domaine. Son fils, Earl of Grantham, n’imagine pas qu’une femme puisse et veuille se charger d’une telle responsabilité. Lady Edith fait aussi face à son lot de résistances masculines. Elle finit par licencier le rédacteur en chef du magazine dont elle a hérité de son amant et le remplace par une femme. De la sororité à tous les étages. “C’est un élément essentiel. L’émancipation est forcément collective”, insiste Mathilde Larrère. Corinne Belliard rappelle que les femmes se sont constituées en associations pour défendre leurs droits et s’imposer dans certaines professions très masculines. Mais attention à l’angélisme. “La solidarité n’est pas toujours présente car les femmes sont dressées les unes contre les autres, explique Mathilde Larrère. Il y a des cas où ces dernières développent des logiques de sororité mais souvent -on le voit encore aujourd’hui en politique- les femmes qui montent fonctionnent comme les hommes et s’entourent d’eux”.
“C’est toujours plus facile pour les femmes de la haute.”
Même si le Sex Disqualification Act, signé en 1919, interdit au Royaume-Uni de refuser un emploi ou une charge à une personne du fait de son sexe ou de son mariage, “les femmes ont dans la pratique énormément de mal à occuper tous les postes qu’elles veulent, explique Corinne Belliard. En réalité, certaines professions sont longtemps restées fermées aux femmes, notamment le fonctionnariat, les médias, la loi, la politique, etc.” Si Edith et Mary ont pu obtenir leur poste, c’est avant tout parce qu’elles en ont hérité. “On confiait des places [aux femmes] mais la priorité était aux hommes”, insiste Corinne Belliard. Les deux historiennes rappellent que les sœurs Crawley sont privilégiées. Membres de l’aristocratie, éduquées, elles pouvaient plus facilement accéder à des postes de responsabilité. “C’est toujours plus facile pour les femmes de la haute, conclut Mathilde Larrère. Il faut croiser origine sociale et genre, c’est à ça que ça sert l’intersectionnalité dans la science”.
Aline Mayard
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