Sacrée “meilleure pâtissière du monde” en juin par le World’s 50 Best Restaurants, cette cheffe de 33 ans compose des desserts aussi audacieux qu’atypiques, très peu sucrés. Aux côtés d’Alain Ducasse, elle est passée maîtresse dans l’art de la “desseralité”, une approche radicalement moderne de la pâtisserie. Elle répond à notre interview “Top Cheffe”.
Depuis quelques mois, la pâtisserie française contemporaine a un nouveau visage. Première femme à se voir remettre le prestigieux titre de meilleur·e chef·fe pâtissier·e du monde par le World’s Best 50 Restaurants -équivalent britannique du Guide Michelin-, Jessica Préalpato succède ainsi à Pierre Hermé, Dominique Ansel et Cédric Grolet. “Au début, je pensais que c’était une blague!”, commente la cheffe pâtissière du restaurant d’Alain Ducasse au Plaza Athénée. “Je suis contente parce qu’au moment où je suis arrivée chez Ducasse en 2015, ce n’était pas une pâtisserie qui plaisait énormément, elle était souvent critiquée. J’ai toujours cru au produit simple et travaillé de la meilleure des façons.”
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Ses créations, il est vrai, ont de quoi étonner. Dans ses assiettes, exit le sucre et les fioritures. Pas question non plus d’enrober ses créations de crèmes ou de pâte à choux, et encore moins de privilégier le rendu esthétique à l’intensité des saveurs. “Je me suis calmée mais j’étais très perfectionniste avant d’arriver chez Alain Ducasse”, confie-t-elle. Fini, les dressages visuellement parfaits: place à l’instinct, seul capable de laisser les arômes s’exprimer pleinement. Dans le sillage de la “naturalité” en cuisine promue par le chef triplement étoilé -une cuisine bio, éthique et durable-, la “desseralité” bouscule les palais. Au menu: abricots et rue des jardins (une plante aromatique), agrumes et kéfir, ou encore quenelles de soja et pralin de cacahuètes.
Son seul regret? “Être confinée à la gastronomie où on est obligés de débourser 400 euros pour venir. Sur Instagram, je reçois souvent des commentaires de personnes frustrées de ne pas pouvoir goûter mes desserts”, soupire-t-elle, sans écarter l’idée d’ouvrir un jour sa propre enseigne. Rencontre.
Voir cette publication sur Instagram
Pourquoi t’es-tu spécialisée dans la pâtisserie plutôt que dans la cuisine?
Parce que je ne me sentais pas très bien dans la cuisine! Il y a 11 ans, quand j’ai débuté, il n’y avait pas beaucoup de femmes, il fallait se faire une place. En pâtisserie, je trouvais l’ambiance meilleure, moins stressante et plus bienveillante. Et le matin, je préférais travailler les fruits que lever un filet de poisson. J’ai été séduite par les beaux produits, la finition d’assiettes, le côté artistique, le dressage… J’ai aussi grandi avec un papa qui tient une boulangerie-pâtisserie, et je décorais souvent ses gâteaux.
Chez Alain Ducasse, tu milites pour la “desseralité”. Comment définis-tu ce concept?
Ce sont des desserts simples en apparence, mais en réalité très complexes. La desseralité consiste à travailler les produits pour en faire ressortir le meilleur au niveau du goût. Nous utilisons exclusivement des produits -français- de saison. L’aspect santé est primordial, mais pour moi, enlever le sucre, c’était aussi un challenge. Il faut créer le goût sucré autrement. Je n’utilise le sucre qu’en tant qu’assaisonnement.
Est-ce qu’il y a un dessert que tu as mis longtemps à réussir?
Le dessert autour du kaki et des fruits d’hiver! Le chef me l’a commandé peu après mon arrivée, alors que j’étais encore dans le flou total. Travailler les céréales, les fruits un peu oubliés, qu’on n’utilise pas beaucoup en pâtisserie, ce n’était pas évident. Pour les desserts de ce type, il n’y pas beaucoup de recettes, donc on part pratiquement de zéro. J’ai fait pas mal d’essais, testé différentes cuissons. En tout, j’ai mis facilement un mois et demi à deux mois. À la fin, le dessert se composait de cynorrhodon, de kaki et de physalis et même de poudre de sapin. C’était un succès, il a beaucoup plu.
Quel(s) produit(s) aimes-tu le plus travailler?
Je suis une fille d’été, donc tout ce qui est pêches, fraises et fruits rouges, j’adore. Le problème, c’est qu’on ferme le restaurant au mois d’août quand ces fruits sont de saison, donc on n’a pas souvent l’occasion de les travailler. C’est une grande frustration pour moi.
Voir cette publication sur Instagram
Que cuisines-tu chez toi, à la maison?
Je ne fais jamais de pâtisserie chez moi. Je l’ai fait peut-être deux fois pour faire plaisir à des amis, mais généralement, à la maison, je préfère cuisiner. Par contre, mon mari s’occupe du dessert, c’est un adepte de la desseralité!
Est-ce que tu as un plat du dimanche soir?
Je suis très japonisante. En général, je fais un riz cuit à la japonaise, très collant, avec de l’avocat, du saumon cru, du sésame torréfié…
Quel est ton dessert péché mignon?
Il y en a pas mal! (Rires.) Mais à choisir, je dirais le Paris-Brest.
“Je suis marraine de promo chez Ferrandi cette année, et je vois beaucoup de femmes dans la pâtisserie, donc je ne comprends pas pourquoi elles sont si peu nombreuses à la fin.”
As-tu des adresses fétiches à Paris?
J’aime beaucoup Nicolas Bernardé à la Garenne-Colombes, il fait des cakes glacés qui sont à tomber. J’apprécie surtout la pâtisserie de palace comme celle de Maxime Frédéric et de Michaël Bartocetti, qui m’a formée à la naturalité au Plaza Athénée.
À ton avis, comment faire progresser le nombre de femmes cheffes?
Je suis marraine de promo chez Ferrandi cette année, et je vois beaucoup de femmes dans la pâtisserie, donc je ne comprends pas pourquoi elles sont si peu nombreuses à la fin. Peut-être à cause du côté trop autoritaire, ou de la peur du côté macho, qu’il y ait trop d’hommes en cuisine? Personnellement, je n’ai jamais vécu de harcèlement, et je me suis toujours sentie bien avec les garçons. C’est peut-être aussi dû aux horaires, à la difficulté à gérer une vie de famille à côté. Moi, j’ai eu de la chance avec Alain Ducasse: quand je suis allée le voir pour lui dire que j’allais devoir faire une pause pour avoir une vie de famille, il m’a dit que je pourrais rester en travaillant différemment. Ce qu’il cherche en moi, c’est plutôt ce que j’ai dans la tête, plutôt que la réalisation en elle-même, d’autant que j’ai une équipe qui m’épaule. Mais je ne suis pas sûre que tous les restaurants soient d’accord pour faire la même chose avec les cheffes qui veulent avoir des enfants!
Si tu devais sélectionner un·e juré·e Top Chef, qui choisirais-tu?
Anne-Sophie Pic, parce que j’aime beaucoup sa cuisine et sa pâtisserie, à la fois son style et sa mentalité. Elle est très proche de ses équipes et bienveillante, même si elle est très demandée et médiatisée.
Propos recueillis par Sophie Kloetzli
{"type":"Banniere-Basse"}