En Arabie Saoudite, les jeunes filles disparaissent. C’est devenu ces dernières années un phénomène grandissant. Pour échapper au système de tutorat et à une famille violente, Dua et Dalal al-Shweiki ont elles aussi fui en espérant commencer une nouvelle vie dans un pays libre. Mais faut-il encore le trouver.
Au téléphone sa voix résonne, comme lointaine. Elle chuchote presque, quand elle raconte: “Je crois que mon père nous cherche toujours, ici en Turquie… Il a dit à la police que nous avions été enlevées et qu’il fallait nous retrouver.” Dua al-Shweiki, 21 ans, tout comme sa sœur Dalal, 22 ans, n’a pas été enlevée en Turquie lors de vacances familiales avec son père. En réalité, les deux sœurs, originaires de Jeddah en Arabie Saoudite, ont volontairement fui. Comme plus de 1000 jeunes filles saoudiennes par an.
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En soupirant, d’une petite voix fatiguée, Dalal al-Shweiki reprend: “Cela faisait cinq ans que nous y pensions.” L’histoire de ces deux sœurs est celle de milliers de Saoudiennes dont le grand public n’entendra jamais parler. Celles de jeunes filles persécutées dans leur propre famille, au sein d’un royaume qui se veut désormais progressiste aux yeux du monde mais qui continue de sévir en ses terres et refuse d’abolir le système de tutorat qui fait des femmes des êtres inférieurs. Quand à 10 ans, Dua al-Shweiki -aujourd’hui les cheveux courts, arborant jean troué et lunettes rondes- veut enlever son hijab, elle est battue jusqu’à devoir être envoyée à l’hôpital. Cela arrivera fréquemment aux deux sœurs durant toute leur enfance: les coups, les brimades, les insultes. Chaque choix de vie est soumis au bon vouloir de leur père qui est également leur tuteur légal. “Il m’empêchait d’avoir une vie normale, explique Dua al-Shweiki. On ne pouvait pas sortir de la maison sans sa permission, il ne voulait parfois pas nous laisser aller à l’université, il nous battait sans raison.”
“Notre père a confisqué nos passeports et notre argent”
Quelques années plus tard, ce père tente à plusieurs reprises de les marier à des hommes religieux bien plus âgés qu’elles. Les filles refusent, arrivent à faire capoter ces unions organisées par les familles, mais en paient à chaque fois les conséquences: elles sont de nouveau battues, enfermées, réprimandées. Quand elles sortent de chez elles, le danger n’est pourtant jamais loin. Les hommes sont pour elles une menace permanente, et la police “de la morale” surveille les faits et gestes des jeunes femmes à la recherche d’un signe de “déviance”. À la fac à Jeddah, Dua al-Shweiki est régulièrement harcelée par la “police des femmes” qui lui reproche ses cheveux courts, et l’envoie plusieurs fois chez la psychologue de l’école. Sa soeur, elle, est agressée sexuellement par un membre de la police religieuse locale. Elle réussit à s’échapper puis erre dans les rues, les vêtements déchirés. Les jeunes femmes ne cessent de se demander: pourquoi sommes-nous encore ici?
“Nous espérons que Twitter ne censure pas Dua et Dalal sous la pression de certains actionnaires saoudiens.”
3 juin. Elles sont en Turquie avec leur père, l’occasion est trop belle. “Nous attendions ce déplacement en Turquie pour nous enfuir en Angleterre, raconte Dalal al-Shweiki. Mais notre père a compris alors il a confisqué nos passeports et notre argent, avant de nous enfermer dans notre chambre d’hôtel.” Les sœurs se retrouvent coincées, mais profitent d’une absence de leur père pour s’enfuir, sans valise, sans passeport et sans plan B. Pendant des heures, les deux sœurs errent dans les rues d’Istanbul, ne sachant pas vers qui se tourner. “Alors, on a décidé de créer un compte Twitter pour demander de l’aide.” Si Twitter est le réseau privilégié des activistes saoudien·ne·s, la politique de l’entreprise américaine quant aux jeunes filles qui appellent à l’aide demeure floue. Dans le cas de Dua et Dalal al-Shweiki, leur compte est supprimé pas moins de six fois. Radha Stirling, de l’ONG Detained in Dubai, écrit dans un communiqué de presse: “Il est possible que ces comptes aient été supprimés suite à des signalements des membres et de la famille des deux sœurs, nous espérons en tout cas que Twitter ne censure pas Dua et Dalal sous la pression de certains actionnaires saoudiens.” Un subtil rappel que le deuxième plus gros actionnaire du réseau social, avec un peu plus de 5% de parts dans l’entreprise, n’est autre que le richissime homme d’affaire Alwaleed bin Talal. Les soeurs y reçoivent aussi beaucoup de messages de soutien mais pas que. “Un homme nous a proposé de nous aider et nous a demandé quelques centaines de dollars pour nous faire passer dans un autre pays. Plus tard, nous avons appris qu’il a également demandé beaucoup d’argent à notre père pour nous retrouver.”
“Leur sécurité est primordiale”
© Twitter/@DuaDalal
La médiatisation de leur cas amène tout de même aux deux sœurs un premier contact avec les Nations Unies, qui prennent désormais en charge leur protection et leur dossier. C’est également sur Twitter que Toby Cadman entend parler de Dua et Dalal. Cet avocat anglais n’hésite pas à les contacter puis prend un avion pour Istanbul. “Nous travaillons désormais à les relocaliser dans un pays sûr. Leur sécurité est primordiale. Dua et Dalal sont extrêmement courageuses, et même quand des personnes mal intentionnées ont essayé de profiter de leur vulnérabilité, elles sont restées fortes.” Alors que les sœurs al-Shweiki attendent de connaître leur sort auprès des Nations Unies, c’est au tour d’Haya bint al-Hussein de quitter le pays dans la précipitation pour se réfugier à Londres avec ses enfants. Âgée de 45 ans, elle est la femme de l’émir de Dubaï. Celui-là même dont la fille Latifa avait tenté une fuite rocambolesque en février 2018. La jeune trentenaire avait été rattrapée au large de l’Inde, et avait été renvoyée à Dubaï. Depuis, elle vit séquestrée dans son palais.
Hélène Coutard
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