Et si les hommes trans, par leur expérience du sexisme et du patriarcat, étaient les personnes les plus à même de déconstruire les codes de masculinité toxique? On a échangé avec plusieurs d’entre eux sur la façon dont ils ont construit leurs masculinités féministes.
Fin mai, la marque Gillette a publié un spot de pub sur Facebook. Un père afro-américain se tient près de son fils Samson, pour son premier rasage: “N’aie pas peur”, lui dit-il.“Se raser la barbe, c’est d’abord une question de confiance”. Une scène de transmission père-fils à priori classique… à ceci près que Samson est un jeune garçon trans. Coup de pub ou volonté d’inclusivité, le spot a été remarqué. Mais la masculinité s’apprend-elle vraiment dans ces rituels codifiés quand on est un homme trans? Pour le chercheur spécialiste de la transidentité Emmanuel Beaubatie, on peut en douter: “Il n’y a pas forcément de rite de passage symbolique. Les hommes trans ne sont pas initiés par des hommes cisgenres. Souvent, la transition se fait de façon linéaire.”
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Prendre corps avec la masculinité
Pour beaucoup de jeunes hommes trans, l’apprentissage se fait peu à peu, en se nourrissant de témoignages sur Youtube et de posts Instagram. “J’ai pas mal tâtonné et au final, je me suis débarrassé de l’idée d’avoir un modèle vivant et réel”, explique Paul*, 21 ans. Il a finalement trouvé dans les séries des personnages auxquels s’identifier, comme Klaus dans Umbrella Academy. Au moment du coming out, les jeunes hommes trans peuvent ressentir un besoin d’être identifiés au plus vite comme des hommes. C’est ce qu’on appelle essayer d’avoir un “ bon passing”. Amaury, par exemple, a voulu un peu marquer le coup, en se coupant les cheveux et en changeant de vêtements. “J’ai essayé d’avoir une attitude dite plus ‘masculine’… Je me reprenais et je faisais systématiquement attention à avoir l’air ‘viril’ dans la manière dont je parlais”, se souvient-il. Avec la prise d’hormones, vient une nouvelle puberté, qui provoque un changement de voix et des poussées de pilosité. Dans son documentaire Océan, le comédien trans montre aussi ses longues séances de sport, pendant lesquelles il muscle activement son torse. Cette phase d’affirmation de soi dans des codes masculins très identifiés peut être une nécessité, à la fois pour rompre avec la dysphorie de genre et ne pas se faire mégenrer par les autres. Mais elle peut aussi être imposée par les codes binaires de la société. “Pour les personnes qui doivent trouver du travail ou un appartement, le passing représente une urgence”, rappelle Emmanuel Beaubatie.
Découvrir des privilèges
A partir du moment où ils sont identifiés comme des hommes, les FTM découvrent le changement de regard posé sur eux. Tout à coup, on les prend plus au sérieux, et on leur propose de nouvelles opportunités professionnelles. Dans le podcast Les Couilles sur la table, le philosophe trans Paul B. Preciado estime ainsi qu’“accéder à la masculinité, c’est monter dans l’échelle sociale et politique”. Ce processus d’ascension sociale n’est pas vécu sans questionnement. “L’expérience de la transition crée une forme de conflit intérieur. Ils n’ont pas oublié qu’ils ont été socialisés comme des femmes auparavant”, explique Emmanuel Beaubatie. Pour le chercheur, les hommes trans sont des “transfuges de sexe” qui vivent des micro-changements sociaux. Soudainement, on leur présente l’addition au resto ou l’on s’adresse à eux avec davantage de respect. “Beaucoup d’hommes trans ressentent un profond malaise lorsqu’ils découvrent l’entre-soi masculin. Ils ont très peur de passer pour des hommes complices de la domination”, analyse Emmanuel Beaubatie. Cette crainte peut être renforcée par leur accès soudain aux boys’ clubs. “Quand je vais au sport, j’entends les mecs se parler entre eux dans le vestiaire, et je vois ce qu’ils se permettent de se dire sur les femmes”, raconte le DJ Vikken. Ces situations viennent en écho aux violences ou aux discriminations qu’ils ont eux-mêmes connues. Amaury se souvient ainsi qu’il lui arrivait d’être “reluqué dans la rue comme un bout de viande”. Comme lui, plusieurs gardent en mémoire ces mauvaises expériences. “C’est un truc que j’ai expérimenté, on passe de ‘visible’ à ‘invisible’”. “Quand t’es un mec, t’as la paix en général”, confirme Axel. Ce moment de prise de conscience est l’occasion d’un éveil, ou d’une affirmation de leurs convictions féministes.
Affirmer son féminisme
“J’ai suivi des formations féministes, et j’ai appris que le féminisme était une rébellion qu’on pouvait faire avec le maximum de monde, des hommes trans aux meufs grosses”, raconte Paul. Pour lui, les hommes trans restent particulièrement concernés par ces questions.“J’essaie d’expliquer que je suis un mec, mais un mec qui a subi et subit encore le sexisme, le patriarcat ou les violences médicales”, explique-t-il, alors qu’il est atteint d’endométriose. Même après leur transition, beaucoup gardent un entourage féminin ou LGBT, dans lequel ils se sentent plus safe. Ils cherchent à maintenir un lien de soro-frater-ité, à travers une auto-observation de leurs faits et gestes. “Pour éviter de se construire une masculinité toxique, il n’y a aucune recette miracle. Je fais attention, et j’analyse mes propres comportements. Quelque part, c’est un contrôle permanent de moi”, confie Axel. A 35 ans, il a entamé sa transition, et s’applique aujourd’hui à veiller à l’attitude des hommes cis de son entourage. “J’ai plutôt du mal à ne pas leur faire sentir qu’ils ne disent pas une connerie sexiste”, explique-t-il. En même temps, leur gain de légitimité leur permet d’appuyer des combats féministes. Après son coming out, Amaury en a fait l’expérience en changeant son nom et sa photo de profil sur Facebook. “J’ai gagné un poids énorme. Quand je participe à des débats féministes sur Facebook, je fais passer mon propre vécu comme celui d’une sœur ou d’une copine. On me dit: ‘ah ouais mec, j’avais pas vu ça comme ça, t’as raison…’”, raconte-t-il. Ils peuvent aussi anticiper pour éviter aux femmes cisgenre des situations stressantes, en mettant en place des réflexes féministes: “Il y en a qui changent de trottoir la nuit, ou qui tendent la main au lieu de faire la bise”, raconte le chercheur Emmanuel Beaubatie.
Ouvrir les masculinités
Au fil du temps, les jeunes hommes trans inventent leurs masculinités, avec un patchwork souvent plus queer. “Aujourd’hui, je suis un garçon. Je me maquille pour le plaisir, et je ne suis pas moins un homme que le voisin qui fait du bricolage et qui a des gros muscles. Maintenant,11 j’aime jouer avec ma masculinité et j’apprends à l’aimer”, confie Gabriel, âgé de 20 ans. En couple avec un garçon, Amaury s’est aussi épanoui après avoir vécu au Japon, où il a découvert d’autres critères de beauté. A 26 ans, il a atteint un nouveau flegme vis-à-vis de l’image qu’il renvoie: “Je suis petit, pas épais, on peut me qualifier d’androgyne par moment, et ça me va. Quand on me fait remarquer que les choses que j’aime ne sont pas très masculines, je réponds simplement que je m’en fous et que je n’ai rien à prouver à personne”. Cette prise de distance vis-à-vis des normes traditionnelles de masculinité s’accompagne aussi d’une profonde remise en cause de la part de biologique et d’inné.“On excuse qu’un homme se comporte de certaines façons à cause de la testostérone. Mais on m’injecte de la testostérone et je n’ai pas ces comportements. On ne m’a pas éduqué comme ça”, remarque Vikken. Les masculinités peuvent encore se réinventer, à petite ou forte dose de testostérone.
Manon Walquan
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