Dans Il fallait que je vous le dise (éditions Casterman), l’autrice et dessinatrice Aude Mermilliod raconte avec honnêteté et sensibilité son expérience de l’IVG. Elle espère briser le silence qui règne toujours autour de ce sujet.
Quelques heures avant de rejoindre Aude Mermilliod dans les locaux de Casterman, une nouvelle terrifiante fait la une des actualités: l’État de Géorgie aux États-Unis vient d’adopter une loi réduisant drastiquement le droit des femmes à l’avortement. Quelques jours avant, une vidéo diffusée sur Twitter montrait une femme obligée de cacher son visage et de se faire protéger face à des militants “pro-life” agressifs, pour pouvoir rejoindre une clinique pratiquant l’IVG dans le Kentucky. Le moment est donc tristement opportun pour aller discuter avec Aude Mermilliod de sa deuxième bande dessinée, Il fallait que je vous le dise, dans laquelle elle raconte son IVG à l’âge de 24 ans.
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“J’avais déjà eu plein de copines enceintes, il s’était passé six années depuis mon IVG. Ce jour-là pourtant, les planètes se sont alignées, et je me suis dit que j’allais écrire ce récit sur mon avortement.”
Huit ans se sont déroulés depuis l’événement. À l’époque des faits qu’elle relate dans son récit, elle enchaînait les petits boulots de serveuse. Entre-temps, elle a tenu un blog voyage -sur lequel elle a posté ses premiers dessins réalisés à la tablette graphique- et elle a gagné le concours Raymond Leblanc de la jeune création qui lui a permis de se consacrer à plein temps à sa première bande dessinée, Les Reflets changeants. Puis, un jour comme un autre, alors qu’elle dessinait, sa belle-sœur est venue lui rendre visite. Aude Mermilliod explique que le ventre de femme enceinte de cette dernière “a éveillé des émotions” en elle. “J’avais déjà eu plein de copines enceintes, il s’était passé six années depuis mon IVG. Ce jour-là pourtant, les planètes se sont alignées, et je me suis dit que j’allais écrire ce récit sur mon avortement.”
Dans sa bande dessinée, Aude Mermilliod raconte la manière dont elle a mis un terme à sa grossesse. C’est un récit tout en nuances sur un sujet qui reste bien malheureusement un angle mort de la fiction contemporaine. Elle raconte le choc de l’annonce de la grossesse, l’acte médical, la confusion qui suit, l’évolution de son rapport à son corps, les maladresses de ses proches et des professionnel·le·s de santé, puis sa rencontre avec le médecin Marc Zaffran, connu sous le nom de Martin Winckler, fervent défenseur des droits des femmes. Dans une deuxième partie, elle raconte l’histoire de ce dernier, celle d’un généraliste qui décide dès la fin des années 70 qu’il pratiquera des IVG. Avec beaucoup de poésie, elle montre la manière dont il a appris à écouter les femmes qui l’entouraient et à se défaire de tout jugement sur ses patientes. Deux récits qui forment une histoire subjective et émouvante de l’IVG en France.
L’IVG est un sujet très peu traité dans la fiction. Pourquoi avoir eu envie d’en parler?
Justement parce qu’il n’y a presque rien sur ce sujet! Mirion Malle avait fait un post sur son blog Commando Culotte sur le film Obvious Child, qui parle de l’avortement de manière intelligente. La série de Netflix Sex Education l’a bien traité aussi récemment. Mais il y a un silence pesant autour de l’avortement et des fausses couches. Je me suis dit que j’étais la bonne personne pour le raconter puisque je l’avais vécu, que je n’avais pas de problèmes avec l’autobiographique et que je savais puiser dans les aspects sombres et confus de ce que j’ai traversé émotionnellement à ce moment-là. Je n’aurais pas pu faire un livre de vulgarisation scientifique, par contre je trouvais que c’était intéressant de parler du fait, par exemple, que j’ai donné un prénom à cet enfant que je n’ai pas eu. Ce genre de sentiments nous font nous sentir très seules, on se dit qu’on est folles à lier.
C’est un sujet délicat, as-tu eu des difficultés à trouver le ton juste?
Je suis consciente que c’est un sujet compliqué. Je n’ai pas envie d’en faire un drame, parce que c’est commun dans la vie d’une femme: une sur cinq avorte. Je ne veux pas donner du grain à moudre aux anti-IVG en disant qu’on va toutes faire une dépression. D’un autre côté, il y a une réalité physique, un avortement ce n’est pas comme se faire arracher une dent! Il y a beaucoup de femmes qui ne le vivent pas comme un deuil et c’est très bien. Pour celles qui le vivent dans la confusion ou dans la difficulté, il faut pouvoir l’accueillir et le partager.
Pourquoi avoir raconté aussi l’histoire de Marc Zaffran/Martin Winckler?
Je lui ai envoyé un mail peu de temps après être tombée enceinte parce qu’aucun médecin n’arrivait à m’expliquer comment ça avait pu m’arriver avec mon stérilet. Il m’a répondu très rapidement et gentiment. Je me suis rappelé qu’il aimait la BD et qu’il vivait à Montréal, comme moi à l’époque. Au début, nous nous sommes rencontrés parce que je voulais qu’il fasse une annexe. Et puis, à force d’imaginer tout ce qu’il me racontait comme des scénarios de BD, je me suis dit que je ne voulais pas gâcher ce qu’il me disait en le réduisant à une annexe que personne ne lirait! Il a donc accepté de devenir un personnage. Il offre vraiment une autre lecture de l’IVG, étant un homme et un médecin. Il a une capacité très rare de remettre en question ce qu’il a appris et qu’il pense être vrai au profit de ce que lui disent ses patientes. Si vingt-cinq femmes lui disent qu’elles sont tombées enceinte sans oublier leur pilule, il va les croire. Il va se dire qu’il y a quelque chose à creuser.
“Je suis très féministe donc les choix narratifs que je fais ne sont pas anodins sur ce sujet.”
Justement, les médecins dans votre récit sont parfois maladroits, notamment celui qui vous dit “si ça vous rend triste, pourquoi vous ne le gardez pas?”
Ce médecin ne le dit pas méchamment, il est encombré de ma douleur et de ma tristesse, il préférerait ne pas devoir gérer ces sentiments. C’est pareil quand il me dit que l’IVG ne va pas faire mal, alors que c’est douloureux. Dans la deuxième partie du livre, Martin Winckler explique qu’il déteste faire mal aux femmes. Il se met à les juger parce qu’elles reviennent plusieurs fois et qu’il trouve ça horrible de leur faire traverser cela. Grâce à son entourage il va déconstruire ce jugement, mais beaucoup de médecins ne se posent simplement pas la question. Je connais une femme qui a eu trois IVG parce qu’elle est très fertile, malgré la pilule. Elle a été très mal reçue la troisième fois, elle a été jugée durement. C’est comme s’il y avait des “bons” et des “mauvais” avortements. Moi je suis tombée enceinte sous stérilet donc “ça va”. Une femme de 35 ans avec un mari et une bonne situation qui tombe enceinte et demande un avortement, on va peut-être lui dire que ce n’est pas justifié. Cette situation existe encore trop souvent, et je ne parle même pas des violences obstétricales et de l’accouchement!
Tu dessines beaucoup ton corps nu et celui des autres femmes. C’était un aspect important pour toi?
Je suis très féministe donc les choix narratifs que je fais ne sont pas anodins sur ce sujet. J’avais envie de dessiner des corps vrais, de ne pas enjoliver les choses. Je me dessine pas épilée, avec mes petits bourrelets. Dans la deuxième partie je voulais aussi faire un panel de corps très large, avec des morphologies qui manquent en BD.
Trouves-tu que la bande dessinée soit plus ouverte à ces sujets ces derniers temps?
Il y a eu beaucoup d’ouverture ces dernières années, notamment depuis le scandale à Angoulême (Ndlr: En 2016 la sélection du Grand Prix était exclusivement masculine) qui a fait bouger les lignes. Le lectorat s’ouvre à ce que les femmes ont à dire, sans que ce soit pour autant des BD “pour femmes”. On a définitivement éradiqué le terme “girly” de nos bouches! Désormais, il y a des BD sur l’infertilité, sur le sexe… Cela accompagne un mouvement plus général du roman graphique où les hommes aussi s’emparent de nouveaux sujets. D’ailleurs certaines personnes m’ont dit que je ne parlais pas beaucoup du père dans ma BD. Qu’elles le fassent! Les hommes pourraient très bien eux-mêmes raconter ces récits, ce serait intéressant d’avoir leur point de vue.
Dans le dossier de presse de la BD, il y a beaucoup d’informations sur le droit à l’IVG et la nécessité de le protéger…
Oui, Martin Winckler m’expliquait que les hommes de son époque qui ont commencé à faire des IVG par militantisme sont à la retraite. Il y a un problème de relève. Légalement, on est relativement tranquilles: le droit à l’avortement n’a pas du tout reculé, il a même été dans le bon sens avec le délit d’entrave à l’IVG. Cela dit, on voit qu’il n’est pas du tout respecté. J’ai appelé récemment IVG.net en me faisant passer pour une femme de 24 ans qui voulait avorter et ils m’ont tordu le bras en me disant que j’allais faire une dépression, devenir alcoolique, peut-être ne plus avoir d’enfants… Techniquement c’est illégal, mais la loi n’est pas appliquée. Et aujourd’hui, quant on voit Bertrand de Rochambeau, président du syndicat des gynécologues, dire que l’IVG est un homicide ou menacer de ne plus en pratiquer… Ça me fait me dire que la clause de conscience est utilisée. Il faut rester sur nos gardes!
Pauline Le Gall
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