Des films pour adolescent·e·s aux séries noires, la garce hante l’imaginaire populaire. Aussi haïssable que jubilatoire, elle exige d’être réhabilitée.
Garce. Le mot est aussi désuet que violent. Mais que peut-il bien nous raconter? “Garce” n’est avant tout que le féminin de “gars”. Puis au XIIème siècle, son sens évolue. De “fille”, il désigne la “mauvaise fille”: la “putain”. Pour l’analyste de discours Claire Oger, ce processus illustre “le rapport de dissymétrie entre les mots”. En passant du masculin au féminin un terme se charge d’une connotation négative et sexuelle: garçon/garce, courtisan/courtisane, salaud/salope. Aujourd’hui, une garce est “une femme sans scrupules et indifférente aux autres”, définit l’érudite. Elle demeure la victime d’une langue qui discrimine, “souille les femmes et elles seulement, car la sexualité les salit mais valorise les hommes”, note l’historienne Florence Montreynaud, autrice de Le Roi des cons: Quand la langue française fait mal aux femmes.
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Mais la garce a la peau dure. Selon la spécialiste de l’argot Marcelle Ratafia, le démon féminin Lilith, première femme d’Adam, “est aussi la première garce de l’histoire judéo-chrétienne”. Tant d’autres la suivent, de la princesse Salomé, dont la danse fait tomber les têtes, à l’impératrice Messaline, “qui la nuit venue allait dans les pires bordels des bas-fonds romains”. La garce fascine les lecteurs du XIXème siècle. Le Nana d’Emile Zola l’immortalise en “petite tapin qui pousse les hommes à la ruine et au suicide”. Le siècle suivant, cette séductrice vénéneuse hante les séries noires. Sous les traits de Rita Hayworth (Gilda), Lana Turner (Le facteur sonne toujours deux fois) ou Bette Davis (La Garce), elle est la femme fatale qui s’élève en écrasant les hommes. Les titres français des polars sont à l’unisson: Garces de femmes!, Épitaphe pour une garce, Le Plancher des garces. “Elle rend les mecs fous, les fait bander et flipper”, décrit Marcelle Ratafia. Déviante, elle finit mal et doit toujours payer. Tout aussi manipulatrice, la garce de fin de siècle s’appelle Sharon Stone (Basic Instinct), Nicole Kidman (Prête à tout), Glenn Close (Liaison Fatale). Mante religieuse à la fois fiévreuse et glaciale, elle est “la force féminine sur laquelle l’on jette l’opprobre, qui revigore et émascule”, dixit la spécialiste.
Toutes garces?
Cette force irradie le cinéma pour adolescents. Depuis Carrie (1976), la garce hante les teen movies. Reine des abeilles dépourvue de compassion et vénérée par son crew, l’amorale domine les mecs et revendique une féminité exacerbée. Son corps est une arme, mais à double-tranchant. “Elle incarne l’ambiguïté de ‘l’empowerment’ car l’enjeu de la solidarité féminine disparaît au profit de rivalités violentes entre jeunes filles”, analyse Célia Sauvage, coautrice du livre Les Teen Movies. Teigneuse, elle opprime et fait de son aura démoniaque un atout glamour. Il suffit de voir le jeu de massacre mené par Rose McGowan (Jawbreaker), Denise Richards (Sexcrimes), Rachel McAdams (Lolita Malgré Moi) et Megan Fox (Jennifer’s Body). Mais son ambiguïté la sort des cases où l’on voudrait l’enfermer. Magnifique et monstrueuse, populaire et haïe, obsédée par son look et méprisante du regard d’autrui, la garce est la féminité en ce qu’elle a de plus insaisissable. “Son cynisme parasite un genre candide. Elle est subversive, c’est une femme en colère”, avance Célia Sauvage. Elle l’a toujours été: dans Sexe Intentions, Sarah Michelle Gellar modernise la Marquise de Merteuil, grande garce…de 1782.
“On incite les filles à être bien dans leur corps et quand elles le sont trop, on les rabaisse.”
Ce sont ces pestes qui ont inspiré à Laurène Reussard son premier roman: Dans la tête d’une garce. L’autrice de 19 ans “[trouvait] qu’il manquait une bad girl” à la littérature pour ados. Ainsi est née l’agacante Mia. Ici, la garce s’humanise. Sa cruauté n’est qu’un jeu au sein d’un âge où les émotions s’exacerbent. Si elle adore se faire haïr, c’est qu’elle n’arrive pas à s’aimer. Difficile de ne pas s’identifier à la garce. Bête noire du misogyne, on l’incendie pour ses habits “trop courts”, son attitude, on la traite de “salope”.“On incite les filles à être bien dans leur corps et quand elles le sont trop, on les rabaisse”, déplore la romancière, qui avoue “avoir ressenti un sentiment de pouvoir” en écrivant Mia. “La garce se dit: je peux être aussi forte qu’un homme et je n’ai pas à m’écraser. On a toutes ça en nous”, dit-elle. Du “gars”, la garce singe les excès. “Elle n’hésite pas à dire les choses crûment, quitte à être vulgaire. Un mec qui ferait pareil serait un beau gosse!”, s’amuse Marcelle Ratafia. La garce ne se contente pas de “bitcher” mais fait de cette incorrection un art de vivre.
“Vive les garces!”
De Britney Spears (Work B**ch) à Rihanna (Bitch better have my money), les garces se fichent d’être des “putains” et leur arrogance participe à leur puissance. Célia Sauvage rappelle en ce sens que des artistes racisées comme Beyoncé, Queen Latifah et Nicki Minaj se clament “bad bitches” dans leurs clips. Porte-paroles de celles que l’on invisibilise, elles dépossèdent l’homme de ses insultes et se jouent des fantasmes les plus exotiques. Pour la spécialiste, “c’est une revanche contre la domination masculine et l’oppression de race”. En 2019, la garce est partout. Alors que le teen movie Assassination Nation en fait une sorcière badass, des associations féministes “l’empowerisent”, à l’image du collectif Les Garces de Sciences Po Paris. En 1999, Florence Montreynaud lançait le mouvement des Chiennes de Garde. Revendiquer “un mot injustement traîné dans la boue” est une idée qui lui parle. Elle s’en réjouit. Et acclame ces mauvaises filles: “À ceux qui faisaient remarquer que ‘chienne’ faisait penser à ‘chienne en chaleur’, je répondais que j’aimais mieux être en chaleur, vivante et désirante, qu’être en froid. Alors, vivent les garces et les salopes d’aujourd’hui, pleines de vie et de désirs!”
Clément Arbrun
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