Trois étudiantes de l’école du Louvre ont créé une carte interactive intitulée Le Matrimoine parisien. L’objectif: recenser et localiser dans Paris les oeuvres réalisées par des femmes pour leur redonner une visibilité.
La neige a déjà fondu tout autour du Louvre. Le soleil matinal recouvre les façades du palais d’un manteau d’or. Emmitouflées dans leur écharpe, Blanche Cardoner et Sirine Dutot traversent la cour du carrousel. Sans un regard pour la pyramide de verre, elles s’aventurent sur la pelouse boueuse et glissante et viennent se planter devant l’une des ailes du bâtiment. Les deux jeunes étudiantes en master 2 d’histoire de l’art à l’école du Louvre lèvent les yeux vers l’un des frontons sculptés: “C’est une allégorie de la législation: une femme tenant une tablette entourée de deux putti, des angelots. En-dessous, sont représentés Charlemagne, à gauche, et Moïse, à droite”, détaille Sirine Dutot. Rien ne distingue l’oeuvre des autres sculptures tout aussi classiques, à l’exception près de la signature gravée en haut à gauche: Mme Léon Bertaux.
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Sculptrice du XIXème siècle reconnue, Hélène Bertaux fait figure de modèle pour Blanche Cardoner, Sirine Dutot et leur camarade Delphine Bourdon. Les trois étudiantes sont à l’origine du projet intitulé Le Matrimoine parisien: une carte interactive en ligne pour mettre en avant les oeuvres réalisées par les femmes dans Paris. Comme avatar de leur projet sur les réseaux sociaux, elles ont choisi une photo d’Hélène Bertaux. “C’est l’une des premières femmes à recevoir des commandes publiques à Paris, comme ce haut-relief La Législation, qui date de 1878, précise Blanche Cardoner. Elle a toujours signé ses oeuvres par le nom de son mari. Il lui était sûrement plus facile de se faire accepter dans les salons avec un nom d’homme.” La sculptrice s’est aussi battue pour que les femmes puissent se tailler une place dans le monde de l’art. En 1881, elle crée l’Union des femmes peintres et sculpteurs (UFPS), qui défend les droits des femmes artistes françaises et étrangères et organise notamment un salon où elles peuvent exposer.
La Législation d’Hélène Bertaux © Juliette Marie pour Cheek Magazine
“Les femmes dans l’art ont été invisibilisées”
“Nous avons découvert cette artiste en travaillant sur cette carte”, précise Sirine Dutot. Au départ, cette cartographie du matrimoine parisien n’était qu’un projet étudiant. “Dans un séminaire d’outils numériques, nous devions créer un site sur un sujet libre”, précise Blanche Cardoner. Sirine Dutot poursuit: “Blanche a proposé l’idée et Delphine et moi avons tout de suite été convaincues! Les femmes ont fait des choses dans l’art. Si nous ne les voyons pas, c’est parce qu’elles ont été invisibilisées.” Féministes, les trois jeunes femmes décident de poursuivre leur travail cartographique au-delà de l’école et de continuer à compléter la carte de Paris, avant peut-être de s’attaquer à d’autres villes.
“Nous n’avons recensé aucune oeuvre de femmes antérieure au milieu du XIXème siècle; avant cela, il était encore plus difficile pour les femmes de devenir artistes et leurs oeuvres étaient souvent anonymes.”
Dans le jardin des Tuileries, Blanche Cardoner et Sirine Dutot zigzaguent entre les flaques de neige fondue. Elles s’arrêtent au bord d’un bassin, devant une sorte d’imposant tronc d’arbre un peu difforme, une sculpture en bronze intitulée Manus Ultimus et réalisée en 1997 par Magdalena Abakanowicz. Selon Blanche Cardoner, qui a rédigé la notice de l’oeuvre sur la carte, l’artiste polonaise “travaille beaucoup sur le végétal et l’organique. Elle veut les réintroduire dans nos vies un peu trop agitées pour nous apaiser”. Les deux étudiantes se dirigent vers la place de la Concorde, où sont posés six blocs de granit sur lesquels trônent des mains en bronze: les Welcoming hands de la célèbre sculptrice américaine Louise Bourgeois. “Elle aussi a étudié à l’école du Louvre”, sourit Blanche Cardoner.
La jeune étudiante raconte qu’elle a participé “aux Journées du matrimoine initiées par Édith Vallée, une pionnière dans le domaine”. Si le trio s’inspire évidemment de son travail, Blanche Cardoner insiste: “Nous ne partageons pas la même vision du matrimoine. Dans son livre Matrimoine à Paris, Édith Vallée raconte l’histoire de femmes à partir de lieux. Notre vision est plus traditionnelle et matérielle: il s’agit d’oeuvres réalisées par des artistes femmes.” Pour le moment, la carte du “matrimoine parisien” recense 130 oeuvres réparties en quatre catégories: architecture, sculpture, peinture, ateliers d’artistes femmes et lieux d’art et culture. “Nous en avons une bonne cinquantaine qui attendent d’être ajoutées”, précise Blanche Cardoner.
Manus Ultimus de Magdalena Abakanowicz, © Juliette Marie pour Cheek Magazine
“Inciter les gens à redécouvrir Paris”
Grâce à cette carte, les surprises et découvertes surgissent au coin de la rue ou à une station de métro. La mosaïque représentant la Révolution française sur le quai du métro à Bastille est, par exemple, l’oeuvre de deux femmes: Liliane Belembert et Odile Jacquot. À la Villette, la carte dévoile que l’architecte Brigitte Métra a aussi participé à la conception de la Philharmonie, aux côtés de Jean Nouvel. “Notre carte relève aussi des manques: nous n’avons recensé aucune oeuvre de femmes antérieure au milieu du XIXème siècle, notamment parce qu’avant cela, il était encore plus difficile pour les femmes de devenir artistes mais aussi parce que leurs oeuvres étaient souvent anonymes”, souligne Blanche Cardoner.
Afin d’enrichir la carte, les trois étudiantes invitent les internautes à leur suggérer des oeuvres par message. Seules conditions: celles-ci doivent évidemment avoir été réalisées par des femmes et doivent aussi être accessibles gratuitement. Sirine Dutot explique: “Nous n’avons pas inclus les oeuvres présentes dans les musées exprès, car l’idée est aussi d’inciter les personnes à sortir et à redécouvrir Paris.” Un Paris où les femmes artistes ont de nouveau toute la place qu’elles méritent.
Juliette Marie
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