Pour l’instant diffusée uniquement aux Etats-Unis et sur Youtube, la nouvelle campagne des rasoirs Gillette a retenu la leçon de #MeToo et invite ses utilisateurs à échanger les codes de la virilité toxique contre ceux d’une masculinité positive. Ô surprise! Le message a du mal à passer.
A la fin des années 80, Gillette diffusait une pub restée culte dont le slogan était: “Gillette, la perfection au masculin” (toutes nos excuses aux lectrices qui auront sans doute le jingle dans la tête toute la journée…) Un statement, plus qu’une promesse dérivée du slogan américain: “The best a man can get”, jeu de mot que l’on pourrait traduire par “le meilleur qu’un homme puisse obtenir”, mais aussi “le meilleur qu’un homme puisse être”: entre être et avoir, l’anglais 2-en-1 n’impose pas de choisir -pratique, et puis quel gain de temps! Ainsi dans le spot publicitaire de l’époque, l’homme Gillette “avait” tout (un menton carré et donc, bien rasé, une grosse voiture, des gros biceps, un attaché case symbole de réussite professionnelle, et une femme mince, jeune et belle. Et blanche, blonde et bien coiffée, bien entendu). Puisqu’il “avait” tout, il “était” donc un homme, un vrai. L’accumulation des signes visibles de masculinité faisait de lui l’archétype de l’homme alpha, le Label Rouge de la virilité.
“C’est seulement en nous incitant à faire mieux que nous deviendrons meilleurs.”
Trente ans plus tard, le slogan de Gillette est devenu: “The best men can be”. L’homme des années 80 est devenu “les hommes”, et l’ambiguïté du terme “get” a été abandonnée au profit d’un “be” (“être”) sans équivoque. Diffusé lundi aux Etats-Unis et sur Youtube, le spot (voir ci-dessous) met en scène des hommes de tous âges devant leur miroir qui semblent méditer sur eux-mêmes, puis égrène des situations stéréotypées mais banalisées du quotidien: le harcèlement sexuel, le harcèlement d’un enfant par une bande de garçons, un clip de rap à base de muscles et de filles passives, une bagarre entre deux gamins sous l’oeil bienveillant de leurs pères campés derrière leur barbecue, à la fois fatalistes et fiers, rassurés que leurs héritiers cochent toutes les cases de la masculinité: “Boys will be boys”, “les garçons sont comme ça”, sous-entendu: “Ce n’est pas leur faute, c’est leur nature.” La deuxième partie du spot publicitaire incite les spectateurs à laisser tomber ces excuses pour “rendre des comptes aux autres hommes”, selon les termes de l’acteur américain Terry Crews, l’un des premiers (et rares) hommes célèbres à s’être engagés publiquement en faveur du mouvement #MeToo. Des jeunes hommes interrompent leurs potes qui sifflent des filles dans la rue ou les harcèlent en soirée, un père sépare deux garçons qui se battent, un autre prend la défense d’un enfant contre ses harceleurs, sous le regard de petits garçons d’aujourd’hui, qui seront les hommes de demain. Le film conclut: “C’est seulement en nous incitant à faire mieux que nous deviendrons meilleurs”, avant d’annoncer un soutien financier de trois ans à l’association Boys&Girls Clubs of America, qui encourage les jeunes notamment issus de milieux défavorisés à réaliser leurs projets.
“Whaouh, enfin un publicitaire qui vend intelligemment des rasoirs en s’adressant au cerveau des consommateurs et pas aux clichés qui y macèrent!”: telle ne fut pas, bizarrement, la réaction d’une écrasante majorité d’hommes parmi lesquels certains appellent désormais à faire pousser leur barbe en réaction “aux pathétiques assauts globalisés contre la masculinité” de Gillette, pour citer un article du journaliste anglais Piers Morgan, l’un des premiers hommes à s’être indigné publiquement contre ce spot odieux qui incite les hommes à se comporter comme des êtres humains fréquentables. Il n’est pas le seul: ce matin sur la chaîne Youtube de la marque, la nouvelle pub Gillette scorait 226 000 pouces levés… contre 593 000 pouces débandant.
Pourquoi tant d’hommes ont-ils l’impression que Gillette fait une OPA sur leur virilité?
Mais enfin, pourquoi tant de rage? Pourquoi toutes ces photos de rasoirs ou de mousse à raser Gillette gisant dans des poubelles sur les réseaux sociaux? Pourquoi l’avocat masculiniste canadien Ezra Levant a-t-il appelé au boycott de Gillette en twittant: “Une pub pour des rasoirs masculins réalisée par une mégère féministe à cheveux roses est à peu près aussi efficace qu’une pub pour les tampons réalisée par un homme d’âge moyen”, la mégère féministe à cheveux roses désignant Kim Gehrig, la directrice du spot à laquelle on doit l’excellente campagne “This Girl Can” pour Sport England? La masculinité est-elle uniquement une affaire de bonhommes, merci aux femmes de s’occuper de leurs chattes qui saignent? Pourquoi tant d’hommes ont-ils l’impression que Gillette fait une OPA sur leur virilité? Pourquoi défendre si fièrement ces comportements hostiles envers l’écrasante majorité de la population comme étant constitutifs de leur identité d’homme? “Ben si je peux pas siffler les meufs ou leur pincer les fesses, harceler des garçons qui respectent les filles et les adultes, défoncer la gueule de mes copains et soulever de la fonte pendant que trois filles lèchent lascivement la sueur qui perle sur mes pectoraux turgescents, je jette mon rasoir et je me fais pousser la barbe, thug life!”: sérieusement?!?
La pub au service d’une masculinité bienveillante
Le vrai problème, c’est que pour la première fois de l’histoire de la pub, une marque incite les hommes à changer non pas seulement de produit mais de comportement vis-à-vis notamment des femmes. Les femmes sont habituées à s’entendre dire qu’elles doivent changer, c’est même le nerf de la publicité depuis qu’elle existe. Depuis plus de cent ans, les marques nous disent qu’on a tort, qu’on est trop (grosses, poilues…) ou pas assez (bien coiffées, minces, organisées dans “notre” cuisine et “notre” intérieur) mais qu’un produit nous “aidera” à “devenir meilleures”. Pendant ce temps, les marques vendent des produits à des hommes en leur disant qu’ils sont au top, et qu’à ce titre, ils “méritent” le “meilleur” de tous les produits. Et tout d’un coup, les perspectives sont inversées. Soudain, alors que la société coulait des jours paisibles et tellement sereins depuis l’Antiquité, quelqu’un -quelqu’une, en plus!- suggère aux hommes non pas de déposer leur virilité à leurs pieds, mais plus simplement de réviser leurs standards de virilité afin que le moins de monde possible en souffre. Or depuis plus d’un siècle, la publicité fait partie intégrante de la culture et contribue à façonner les représentations de la société. Aujourd’hui, pour la première fois, une publicité est susceptible de populariser l’idée d’une masculinité non pas exclusive et dominatrice mais inclusive et bienveillante. Il y a vraiment de quoi flipper pour le patriarcat, en effet…
Fiona Schmidt