Le collectif Piment lâche le micro de son émission sur Radio Nova le temps d’écrire son premier livre Le Dérangeur, petit lexique en voie de décolonisation. Passionné de cultures noires, le quatuor signe un lexique d’un nouveau genre à la fois drôle et impertinent.
L’aventure Piment commence en 2017 sur la webradio Rinse FM. Co-animée par Binetou Sylla, Rhoda Tchokokam, Célia Potiron et Christiano Soglo, l’émission culturelle bimensuelle diffusée désormais sur Radio Nova est comme une “grande réunion familiale” où l’on discute de culture, politique et de questions de société avec un ton incisif. Fruit de ces conversations animées, Le Dérangeur, petit lexique en voie de décolonisation est un abécédaire humoristique et décalé qui met en exergue le malaise de la société française face à la condition noire. Rencontre avec deux membres du collectif, Rhoda Tchokokam et Célia Potiron.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce livre et à qui s’adresse-t-il?
Rhoda Tchokokam: Après trois ans d’émission, le livre est né d’une envie commune du groupe de laisser une trace de nos débats en les compilant dans un objet tangible destiné à notre auditoire et aux gens désireux de découvrir notre travail. On a dédié Le Dérangeur aux afro-descendant·e·s afin de pouvoir garder notre liberté de ton. Il s’adresse également aux personnes qui aimeraient en savoir davantage sur les cultures noires et la complexité de l’expérience noire en France.
Célia Potiron: Le but de notre ouvrage est de proposer à notre lectorat de regarder la société à travers un angle différent. Cela permet de briser certains stéréotypes comme ceux sur le zouk par exemple. Dans le lexique, on aborde l’impact de cette musique sur notre génération de jeunes afro-descendant·e·s issue des Antilles et de différents pays africains. Souvent présenté de manière caricaturale dans les médias, ce courant musical a pourtant contribué à fédérer les communautés noires en France, mais personne n’en a parlé.
Mêlant pop culture, histoire et humour, Le Dérangeur n’est pas un lexique classique, pourquoi avoir choisi cette forme originale?
CP: L’abécédaire était l’outil idéal pour synthétiser nos débats et jouer sur la variété de tons et de styles. Son côté protéiforme nous a permis d’alterner entre sérieux, humour et lyrisme notamment avec l’entrée Fables afropessimistes. Le lexique offre aussi une liberté au lecteur car aucun sens de lecture n’est imposé. Le titre du livre fait écho à l’entrée consacrée au Regard blanc, expression empruntée à l’autrice Toni Morrison.
“Cette fascination pour les figures noires américaines reflète l’incapacité de la France à affronter sa propre histoire et son passé colonial.”
Peut-on dire que votre manuel est un outil pour s’affranchir de ce regard qui associe selon vous “la condition noire à une série de stéréotypes étroits et dangereux”?
RT: On peut se demander de quoi on se décolonise à la simple lecture du titre effectivement… Le concept du Dérangeur est de se redéfinir soi-même, exister sans se voir constamment à travers le regard de l’autre. On peut considérer que c’est une sorte de réponse à l’expression “en voie de décolonisation”. Cette expression décrit surtout un processus, un cheminement. Le simple fait de redéfinir et de contextualiser des termes constitue une base de réflexion et d’interrogations sans pour autant donner de réponse définitive.
Dans l’entrée Rosa Parks, vous parlez de l’obsession française pour les figures africaines-américaines. Il existe pourtant des personnalités noires qui ont joué un rôle dans les mouvements antiracistes français comme les sœurs Nardal et l’autrice Maryse Condé. Est-ce un moyen d’éviter un débat sur la question raciale en France?
CP: Cette fascination pour les figures noires américaines reflète l’incapacité de la France à affronter sa propre histoire et son passé colonial. Cela se traduit donc par un déni de l’apport culturel et historique de ses propres communautés noires. Cela me fait penser au lycée Colbert à Thionville qui a été rebaptisé récemment Rosa Parks…
RT: La France aime bien évoquer Rosa Parks et Martin Luther King mais cela reste du symbolisme. Avant d’être “célèbre” pour avoir refusé de céder sa place dans un bus, Rosa Parks luttait déjà contre le racisme. Elle était également liée au panafricanisme de Marcus Garvey, mais est-ce qu’on en parle? Ces figures, même célébrées, sont en quelque sorte vidées de leur essence et de leur radicalité… Les remplacer par des personnalités françaises ne servira à rien sans un réel changement structurel dans la société, un changement qui sera uniquement possible si les politiques décident de mettre en place des mesures concrètes pour lutter en profondeur contre les discriminations. Cela renvoie à notre entrée sur la diversité: renommer une rue Frantz Fanon à Bordeaux pour satisfaire un besoin de représentation ne résout pas les problèmes des personnes qui subissent du racisme au quotidien.
CP: Les gens parlent de racisme et de violences policières, on leur répond avec un changement de noms de rues ou de lycées… C’est la partie émergée de l’iceberg, on met en avant des symboles afin d’éviter une remise en question du système.
“Certes les gens manifestent mais rien n’est instauré par l’exécutif pour mettre fin au racisme et aux violences policières.”
Justement, le débat sur le racisme et les violences policières a été ravivé suite à l’affaire George Floyd aux Etats-Unis. Une vague de protestation mondiale s’en est suivie, pensez-vous que cela ait engendré une prise de conscience collective dans la société française?
RT: On a assisté à un regain d’attention de la part des médias à propos du combat mené depuis quatre ans par Assa Traoré pour connaître les circonstances du décès de son frère, Adama, entre les mains de la police. L’Amérique est montrée du doigt mais les violences policières existent aussi ici… Les dernières manifestations témoignent certes d’un sursaut dans la société mais ce n’est pas nouveau en France. Rappelons-nous du soulèvement des banlieues en 2005 après les disparitions de Zyed et Bouna, deux adolescents morts électrocutés à Clichy-sous-Bois après avoir été poursuivis par les forces de l’ordre. En 2017, le défenseur des droits, Jacques Toubon, déclarait que les jeunes hommes “perçus comme noirs ou arabes” étaient vingt fois plus susceptibles de se faire contrôler par la police. Un constat déjà établi dans un rapport publié dix ans auparavant sur le contrôle au faciès: on recensait alors entre 11 à 15 fois le nombre de chances de contrôles pour les hommes d’origine immigrée. La situation a donc empiré et malgré ces chiffres, les autorités semblent rester impassibles. François Hollande avait pourtant promis d’encadrer les contrôles de police grâce à des récépissés lors de sa campagne en 2012. Le projet avait finalement été abandonné lors de son quinquennat. L’ancien président avait préféré assurer sa confiance aux forces de l’ordre… Voilà le contexte dans lequel on se retrouve encore aujourd’hui: certes les gens manifestent, mais rien n’est instauré par l’exécutif pour mettre fin au racisme et aux violences policières.
Parlons maintenant musique. Dans l’entrée consacrée à Aya Nakamura que vous qualifiez d’“anomalie”, vous dressez une rétrospective du paysage musical français en abordant notamment la représentation des femmes noires. Comment expliquez-vous qu’elles ne parviennent toujours pas à trouver leur place dans l’industrie musicale?
RT: Selon les décideurs de cette industrie, les femmes noires ne sont pas perçues comme des êtres universels, le public aurait donc soi-disant du mal à s’identifier. Vu le contexte, personne n’aurait misé sur le succès d’Aya Nakamura. C’est une femme noire à la carnation foncée, sûre d’elle, parlant un argot de banlieue. Aya Nakamura suscite l’incompréhension dans le milieu, c’est une anomalie … Même après avoir explosé les charts en 2018 avec Djadja, il a d’abord fallu la reconnaissance des médias étrangers comme The Fader et le New York Times pour que la presse française daigne enfin s’intéresser à elle. Un traitement médiatique souvent “misogynoir”, mélange de racisme et de misogynie, avec des remarques constantes sur son physique dépeint comme masculin. Dénigrée et snobée, la chanteuse a même été surnommée “la Madonna des banlieues” par un animateur de télévision. On se retrouve dans du classisme pur et dur là! Pour réussir en tant qu’artiste noire en France, il faut cocher certaines cases et répondre à des normes pour être respectée. Le bashing infligé à Aya Nakamura est le reflet d’un establishment blanc et bourgeois fermé à toute évolution.
Propos recueillis par Lise Degand
{"type":"Banniere-Basse"}