La traduction française de Quand je te frappe, portrait de l’écrivaine en jeune épouse, vient de paraître chez Actes Sud. Le troisième roman de l’autrice indienne Meena Kandasamy est une immersion brute dans le huis clos infernal des violences conjugales.
“Je dois prendre en main ma propre vie. Je dois écrire mon histoire”: c’est sur ce cri de l’héroïne que s’achève le premier chapitre de Quand je te frappe. Le témoignage d’une urgence à se réapproprier son récit pour survivre. Le point de départ, aussi, de ce roman raconté à la première personne, qui nous plonge dans le calvaire conjugal d’une jeune mariée. C’est entre les quatre murs de sa cuisine, unique espace de “liberté” autorisé par son époux, que s’installe la trame de cette descente aux enfers annoncée. Au milieu des lamelles d’oignon rouge et des dosas au chutney de cacahuète qu’elle lui concocte, la narratrice nous invite dans les méandres de son quotidien, celui d’une femme servile à qui l’on demande de s’effacer et d’obéir. Mais aussi de sa psyché, celle d’une résistante qui essaie de s’extraire de la violence d’un homme, par le pouvoir de l’imagination.
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L’autofiction en résistance
Dans cette fiction aux accents bien réels, on devine l’expérience intime de l’autrice, même si cette dernière a voulu en faire un récit universel: “Si j’ai choisi la fiction pour évoquer ce passage de ma vie, c’est parce que je ne veux pas la résumer à l’expérience d’une femme battue et violée. Ma vie est beaucoup plus vaste que cela. Un jour, j’écrirai une autobiographie et je veux y parler des combats intéressants pour lesquels je lutte, pas seulement d’un mariage malheureux”, explique-t-elle au téléphone. Une histoire qui se déroule au sein d’un couple d’intellectuels, bien loin du terreau habituel dans lequel on imagine généralement les violences domestiques. Lui est un universitaire marxiste obsédé par la lutte des classes et plein de bonnes intentions communistes, elle une jeune écrivaine de classe moyenne. “On a souvent tendance à voir les violences conjugales dans les milieux pauvres ou très religieux. L’idée, c’était de montrer à travers mon histoire que la misogynie existe même dans les cercles intellectuels et éduqués. Par exemple, même le marxisme, qui défend les marges et les classes populaires, n’a pas su intégrer le féminisme dans sa globalité, le reléguant à une considération bourgeoise. Nous pensons à tort que lorsque quelqu’un est progressiste, il respecte automatiquement les femmes, mais ce n’est pas le cas..”
“Écrire ne suffit pas. Se battre en littérature est une chose mais il faut aussi se battre au niveau social et politique.”
Dans ce livre comme dans la vie de l’écrivaine, l’écriture apparaît très vite comme une arme révolutionnaire. Une manière d’exister, en dépit de tout, et de faire entendre sa voix. “La fiction ne se limite pas seulement à prendre un morceau de papier et à écrire, c’est aussi une façon de se raconter des histoires, un moyen de dissociation pour surmonter les épreuves difficiles en faisant comme si elles appartenaient à quelqu’un d’autre”, dit-elle, une pointe de sanglots dans la voix. Et d’ajouter: “Mais écrire ne suffit pas. Se battre en littérature est une chose mais il faut aussi se battre au niveau social et politique. Ce que beaucoup de femmes font en manifestant dans les rues.”
Féminisme et lutte anti-castes
Et Meena Kandasamy se bat sur tous les fronts, pas seulement celui des femmes. Autrice, journaliste, poète, traductrice mais aussi activiste, elle lutte depuis plus de 10 ans contre les inégalités sociales de son pays. En prose comme sur le terrain, elle dénonce le système de caste qui prévaut dans L’Inde contemporaine, alors que le gouvernement nationaliste de Narendra Modi continue de basculer dans un système d’effacement des minorités -le gouvernement nationaliste du premier ministre a fait voter en décembre dernier une loi sur la citoyenneté accusée de marginaliser les minorités musulmanes. Elle a d’ailleurs fait l’objet de menaces sur les réseaux sociaux il y a quelques années, en participant à un festival organisé par des étudiant·e·s musulman·e·s qui souhaitaient dénoncer le fascisme alimentaire en Inde. “Le problème avec le nouveau gouvernement est qu’il est explicitement en faveur d’un état hindou, sauf que l’idée de castes est au coeur de l’hindouisme. Ce qui signifie automatiquement que des personnes se situent au-dessus du système, et d’autres en-dessous. Un système de croyances qui crée de nombreuses inégalités et génère des violences contre les minorités, comme celles contre les musulmans qu’on a pu voir récemment. (Ndlr: attaques contre des mosquées en banlieue de New Delhi).”
“Je suis fière de ma culture mais aussi en colère contre elle, car elle est très inégalitaire et misogyne. Tout comme on peut être fier d’être français mais révolté contre sa participation à la colonisation.”
Dans Touch, un recueil de poèmes sorti en 2006, puis dans Mrs Militancy (2010), elle critique le système patriarcal brahmanique et expose les différents niveaux d’oppression subies par les femmes en Inde, notamment les dalit (intouchables) comme elle, qui doivent à la fois faire face à la misogynie et aux injustices de castes. “Quand on naît dans une famille indienne, tout vous rappelle que vous n’êtes pas voulu et que vous n’existez pas. Mes parents ont eu deux filles et les gens leur demandaient sans cesse s’ils n’avaient pas de garçon, comme si nous n’étions pas là. J’ai très vite réalisé que je serais traitée différemment. Mais la misogynie est un problème interculturel qui ne se limite pas aux contours de l’Inde.”
Si la jeune poètesse vit aujourd’hui à Londres avec son mari et ses deux enfants, elle reste fière de son héritage tamoul, même si elle observe avec lucidité, comme la protagoniste de son roman, la violence intrinsèque de sa culture et de sa langue qui possède même des mots pour décrire un viol en réunion. “Je suis Tamoule et j’en suis fière, mais je pense que lorsque des choses dysfonctionnent, il faut les pointer du doigt. Je suis fière de ma culture mais aussi en colère contre elle, car elle est très inégalitaire et misogyne. Tout comme on peut être fier d’être français mais révolté contre sa participation à la colonisation.” À bon entendeur.
Lou Mamalet
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