A l’occasion de la rétrospective en huit films, d’Une affaire de femmes à La Fleur du Mal, proposée Netflix, il faut (re)voir l’œuvre de Claude Chabrol pour prendre la mesure de sa radicalité.
Derrière le masque patelin que s’est composé ce fils de pharmacien·nes, Claude Chabrol s’est imposé en héritier français de Fritz Lang, autrement dit en architecte d’une œuvre dont chaque “objet-film est un peu comme une maison : les différentes pièces sont les séquences, et l’ensemble constitue la maison” (Conversations avec Claude Chabrol, François Guérif, éditions Payot, 2011). Un Fritz Lang dont un chirurgien aurait retiré tout suspense, selon une ablation analogue à celle par laquelle Gustave Flaubert s’opérait “du cancer du lyrisme” (Madame Bovary a été adapté par Chabrol en 1991).
La maison n’est pas une métaphore, encore moins un décor. Du taudis à l’appartement, incarnant l’ascension sociale d’une avorteuse sous la collaboration (Une affaire de femmes, 1988), en passant par les manoirs où la haute bourgeoisie perpètre ses crimes (Merci pour le chocolat, 2000, La Fleur du mal, 2003) ou en est la victime (La Cérémonie, 1995), la maison chabrolienne fait vivre à ses spectateur·trices une expérience organique, donc politique. Sous la caméra chabrolienne, comme sous la plume flaubertienne, l’organique, c’est-à-dire ce qu’il y a d’animal – et non d’inhumain – en l’homme, et le politique – c’est-à-dire l’architecture concrète de la lutte des classes – sont indissociables.
S’il y a une erreur humaine que Claude Chabrol condamne, c’est l’idéalisation
La maison chabrolienne n’est pas non plus l’utopie où Marguerite Duras imaginait les femmes cuisinant pour retenir les enfants et les hommes. Car l’utopie est un idéal, donc un risque – esthétique, politique – d’idéalisation. Or s’il y a une erreur humaine que Claude Chabrol condamne, c’est l’idéalisation. Dès Les Bonnes Femmes (1960), il démasque dans l’idéalisation de la femme le germe de toute misogynie. Son éthique de cinéaste, à l’instar de celle de Fritz Lang, tient en un mot : la lucidité. “La lucidité est vraiment la voie du bonheur.” Or, ajoutait-il, “beaucoup de gens aiment à croire que les choses sont différentes de ce qu’elles sont”.
Dans la maison chabrolienne, la femme nettoie. Du moins la prolétaire (Une affaire de femmes, Rien ne va plus, 1997) et la bonne (La Cérémonie, La Fleur du mal). La prolétaire nettoie la merde de son mari et le sang clandestin des femmes qui avortent. La bonne récure les maisons bourgeoises, aux surfaces d’autant plus immaculées que les intérieurs de leurs propriétaires – ce que le catholicisme nommait l’âme, mais après Le Beau Serge, 1958, Chabrol a renié la foi de son enfance – sont pleins de crasse. La bourgeoisie, “c’est effacer” (Betty, 1992). Effacer les crimes d’une lignée, d’un patrimoine, d’un pays.
Dans la maison chabrolienne, la femme cuisine. Du moins la prolétaire et la bonne. La bourgeoise, elle, quand elle n’est pas ivre morte (Betty), goûte les plats, soit pour prétendre les avoir faits elle-même, un dimanche (La Cérémonie), soit pour critiquer la manière dont la bonne les a posés sur la table. “Il faudra lui apprendre à servir !”
Une stratégie politique d’emprisonnement de la femme
Des maisons et des femmes : voilà comment l’on pourrait résumer ces huit films qui poussent aussi loin que Flaubert ou Balzac la “physiologie du mariage”, c’est-à-dire la stratégie politique d’emprisonnement de la femme, mise en place par la société capitaliste et bourgeoise, depuis le XIXe siècle où nous vivons encore.
https://www.youtube.com/watch?v=KrAP8ExGKOA
La femme s’y retrouve parquée, soit dans l’exiguïté d’une chambre de bonne ou le taudis d’une prostituée, soit dans les pièces d’apparat d’un manoir, identiques à celles dont Flaubert a fixé le fantasme (le bal de Madame Bovary). Alors l’héritière est réduite à monter et descendre un escalier que, dans La Fleur du mal, Chabrol a filmé “immobile”. Car dans la bourgeoisie, “le temps n’existe pas, c’est un présent perpétuel”. C’est l’horreur. C’est un film d’horreur. Pas La Cérémonie, où les spectateur·trices sont en droit de se réjouir que les patron·nes, qui humilient leur bonne analphabète avec tact, disparaissent (provisoirement) du décor dans une catharsis (provisoire). C’est un film de vampires (Betty). C’est l’observation pessimiste, non de ce que sont les gens, mais de “la façon dont ils vivent”.
https://www.youtube.com/watch?v=EuUH8FBLzQQ
Coincée dans sa prison exiguë ou vaste, la femme, privée de liberté, n’a d’autre issue que de devenir une assassine. “Il ne faut pas avoir peur de ces femmes assassines. Elles ne sont assassines que lorsqu’on les empêche d’être libres.” Peut-être la seule chambre à soi qu’il lui reste réside-t-elle dans l’anonymat d’un hôtel, à condition qu’il ne soit pas une entreprise maritale (sinon c’est L’Enfer, 1994). Dans les chambres d’hôtel échappant à la transmission du patrimoine familial, et national, s’invente une liberté lubitschienne. Alors la femme échappe à sa condition d’assassine, et devient – joyeusement – une escroc. C’est Isabelle Huppert dans le sublime Rien ne va plus, et c’est la belle vie, la vie sauve.
Retrospective Claude Chabrol Une affaire de femmes (1988), Betty, 1992), L’Enfer (1994), La Cérémonie (1995), Rien ne va plus (1997), Merci pour le chocolat (2000), La Fleur du mal (2003). Sur Netflix