Nulle part ailleurs qu’en France la cinéphilie n’a fait couler autant d’encre et impressionné autant de pellicule. Pour bien remuer le couteau dans la plaie de notre passion coupable, les chaînes Ciné Cinémas et Ciné Classics diffusent deux films inédits à la télé de trublions des Cahiers du cinéma, tendance sadomaso narcissique, Louis Skorecki et […]
Nulle part ailleurs qu’en France la cinéphilie n’a fait couler autant d’encre et impressionné autant de pellicule. Pour bien remuer le couteau dans la plaie de notre passion coupable, les chaînes Ciné Cinémas et Ciné Classics diffusent deux films inédits à la télé de trublions des Cahiers du cinéma, tendance sadomaso narcissique, Louis Skorecki et Luc Moullet.
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Quand on n’aime pas la vie, on va au cinéma. La cinéphilie est une maladie honteuse presque incurable. Une école de la frustration sexuelle, ou plutôt un exutoire, un dérivatif à une sexualité trop réprimée et sublimée pour pouvoir s’exprimer autrement qu’au travers des corps virtuels des acteurs livrés à nos pulsions scopiques. Voilà ce que nous suggère la diffusion de deux des plus honnêtes études scientifiques réalisées sur la question, Les Sièges de l’Alcazar (1989) de Luc Moullet et Cinéphiles 2 (Eric a disparu) (1989) de Louis Skorecki, qui traitent de front cette pathologie répandue, voire dévaluée et diffuse, en l’observant à deux stades de son évolution : les années 50, époque de l’instauration d’un nouveau territoire esthétique, voire d’un néo-surréalisme pré-pop art, quand une frange de la jeunesse estudiantine transforme par provocation inconsciente un vulgaire produit de la culture industrielle le cinéma en objet d’art et d’étude ; les années 80 où, le cinéma étant entré dans les mœurs et à l’université, une nouvelle frange cultureuse se contente de singer ses aînés en affectant mécaniquement les signes extérieurs du fétichisme forgé candidement dans les années 50.
Ceux qui me suggèrent ce constat sont deux chevilles ouvrières de ces phénomènes, Luc Moullet et Louis Skorecki, qui y contribuèrent, dès 1956 pour le premier et à partir de 1964 pour le second, au sein de l’emblématique organe de propagande de ce nouveau dogme, les Cahiers du cinéma. Evidemment, ce ne furent pas n’importe quels critiques des Cahiers, mais peut-être les plus paradoxaux, voire, par certains côtés, les plus réactionnaires le terme étant pris dans son acception littérale.
Luc Moullet, comme il le montre bien dans son film (au titre emprunté comme par hasard à un film fasciste de 1939, Le Siège de l’Alcazar d’Augusto Genina), dont le personnage principal affecte presque par dandysme une passion pour Vittorio Cottafavi, cinéaste méprisé par ses ennemis de la revue Positif, n’a pu s’affirmer en entrant très jeune aux Cahiers qu’en se créant un panthéon personnel en marge des auteurs maison. D’où ce Cottafavi emblématique, ou, plus tard, sa passion pour un Cecil B. De Mille vilipendé pour son anticommunisme notoire et taxé d’académisme. D’où des saillies assassines par lesquelles on mesure l’évolution de la politique des auteurs durant cinquante ans. Ainsi, flirtant avec une accorte ennemie dans la salle de cinéma, le héros déclare « Quelle bonne idée de passer un Visconti en première partie ! Il n’y a rien à voir sur l’écran, on peut faire tout autre chose. »
Quant à Louis Skorecki, son cas est presque similaire. Appartenant quasiment à la première génération cinéphile de l’après-guerre, que Moullet décrit dans son film, il s’insurge contre la respectabilité que la religion « écranique » est en train d’acquérir à la fin des années 70 et publie dans les Cahiers (octobre 78) un manifeste intitulé Contre la nouvelle cinéphilie. Tout en y décrivant sans complaisance le ciné-fétichisme des années 50-60 (précisément celui des Sièges de l’Alcazar) dont il a été un des grands prêtres, allant jusqu’à Hollywood pour interviewer des cinéastes mythiques, il pourfend les simulateurs qui ont fait du cinéma une culture, donc un art mort. A cette dérive mortifère, muséale, qu’il dénigre violemment dans Cinéphiles 2, il oppose la fascination pour la télévision et pour les séries, et préfère au « nouveau cinéphile » BCBG le « téléphage ». Un credo qu’il mettra en application d’abord dans les Cahiers en y créant une rubrique consacrée à la revision du cinéma classique à la télévision, puis dans Libération, avec le bonheur que l’on sait. Serge Daney lui-même s’inspirera sans doute de la révolution skoreckienne avec son fameux Salaire du zappeur. Le diptyque Cinéphiles (Le Retour de Jean) et (Eric a disparu) est une illustration directe coécrite par Skorecki et un beau panel de futurs réalisateurs (Pierre Trividic, Pascale Ferran et Laurence Ferreira Barbosa) de Contre la nouvelle cinéphilie.
Cela étant, il y a une différence de taille entre le film de Moullet et celui de Skorecki. Situé dans le passé, Les Sièges de l’Alcazar, qui se déroule, comme son titre l’indique, presque entièrement en intérieur, dans le cocon convivial d’une salle de cinéma, dépeint non sans humour, mais aussi avec nostalgie, au premier degré, l’époque héroïque des pionniers de la critique, à la fois ridicules, infantiles, maniaques et attachants. Tandis que Cinéphiles 2, qui se passe en 1988, année du tournage, et exclusivement en extérieur, dans les rues, devant des murs nus, en excluant la moindre référence visuelle au cinéma, ne met en scène que des jeunes gens auxquels Skorecki ne peut pas s’identifier puisqu’ils sont les illustrations vivantes de cette « nouvelle cinéphilie » superficielle. Si, dans Les Sièges…, le héros peut déclarer à sa voisine « Tu vas voir, chez Cottafavi la magie feutrée du travelling avant remodule l’exacerbation lyrique de la convention », les cinéphiles de Cinéphiles 2 s’expriment par borborygmes approximatifs, du genre « Faut que t’ailles voir De bruit et de fureur parce que c’est absolument génial », ou bien ils appellent leur poisson rouge Carax (!). Donc d’un côté un film « positif », voire narcissique, bien que truffé d’autodérision, et de l’autre une œuvre négative, satirique, bien que réaliste (il faut voir les hésitations, les dandinements de ces ados coincés et aphasiques), où le cinéaste regarde cruellement (Skorecki n’a-t-il pas réalisé un film intitulé L’Escalier de la haine ?) ceux qui le hérissent. En fait, ça n’est pas si simple : les mêmes personnages inconsistants, qui ne savent qu’égrener des noms de cinéastes, traduisent pourtant la pensée du cinéaste quand ils parlent de la Cinémathèque : « Ça ressemble à un décor de Brazil, bien sinistre », dit l’un, ou « Ça ressemble un peu à un mausolée », dit l’autre, ou bien, pire : « Tu trouves pas que les gens qui rentrent ici, on dirait qu’ils vont à un crématoire ? » Texto. Bonjour le bon goût skoreckien ! D’autre part, c’est également la voix de son maître qu’on entend dans le prologue, à travers les propos de l’interlocuteur imaginaire qui indigne Eric. Notamment quand cet homme invisible dit « Le cinéma c’est la télévision sur grand écran. » Maxime anti-godardienne, découlant du manifeste de 78. Pour Moullet, tenant de la vieille garde, la télé c’est niet. A sa copine évoquant un film vu à la télé, le héros, incrédule, réplique « Parce qu’ils passent des films à la télévision ! » Circonstance atténuante : la scène se déroule dans les années 50, où les programmes de l’étrange lucarne étaient encore succincts. Aujourd’hui, on en arrive à voir à la télévision un téléfilm célébrant la magie des salles obscures (Les Sièges…) ou une œuvre de cinglé de cinéma dénigrant la cinéphagie compulsive et militant a contrario pour la téléphagie (Cinéphiles 2). On a les schizophrénies qu’on mérite.
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