Des années 1950 jusqu’à sa mort en 1994, Guy Debord se consacra à l’invention, à la production et à la diffusion d’un jeu de société, et plus précisément, un jeu de guerre. Un livre éclaire cet aspect méconnu de son œuvre, tout en proposant de réactiver son potentiel d’émancipation.
L’invention traverse la vie de Guy Debord, et pourtant, elle reste méconnue. Ce n’est pas qu’elle soit restée à l’état d’esquisse, plutôt que son impact n’ait jusqu’ici pas été aussi transformateur qu’escompté. Au milieu des années 1950 apparaît dans ses écrits la première mention du « jeu de la guerre », soit « un objet, plus précisément un jeu, dont le but est d’éduquer les révolutionnaires aux subtilités nécessaires de la pensée stratégique ».
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Par la suite, il sera produit, ses règles déposées, sa commercialisation étudiée. Ses possibles parties seront même révélées au sein d’un livre, Le Jeu de la guerre, cosigné par Guy Debord et Alice Becker-Ho, son épouse, et publié en 1991… pour être aussitôt destiné au pilon (sur décision de Guy Debord lui-même). Un second livre du même nom lui succède aujourd’hui : publié aux éditions B42, il émane de l’historien de l’art et du design Emmanuel Guy.
Le jeu permet de s’exercer collectivement à cette intelligence des rapports de force qu’est la stratégie
“Il a surtout été stratège”
Au Debord stratège, il a consacré une thèse, et c’est d’ailleurs par ces mots qu’il introduit son propos : « On connaît Guy Debord pour avoir été poète, cinéaste, artiste, théoricien, révolutionnaire, directeur de revue et fondateur de mouvements d’avant-garde. Mais il a surtout été stratège. »
Le jeu permet de s’exercer collectivement à cette intelligence des rapports de force qu’est la stratégie, tout comme au propos. Le Jeu de la guerre fournit en effet un fil historique décliné en huit chapitres, et autant d’éclairages par faisceaux, pour relire autrement un corpus et ses relations au contexte théorique, artistique, technique et politique.
Le développement matériel du jeu peut alors s’enclencher : ce sera un plateau métallique quadrillé, doté de pions cubiques ou crénelés
Des premières réflexions architecturales qui préoccupèrent les situationnistes dans les années 1950, on passe aux différentes compréhensions du rôle social du jeu (l’Homo ludens de Johan Huizinga, ouvrage de référence sur le sujet) ou encore aux affinités électives entretenues avec cet autre artiste joueur que fut Marcel Duchamp, pour enfin s’acheminer jusqu’au cœur des années 1960-1970, les dites années stratégiques.
A partir de 1959, l’Internationale situationniste répudie d’entre ses rangs les artistes : désormais, il faut agir, pousser plus directement la politique révolutionnaire. Le développement matériel du jeu peut alors s’enclencher : ce sera un plateau métallique quadrillé, doté de pions cubiques ou crénelés.
L’horizon émancipateur du jeu de la guerre
D’une certaine manière, Emmanuel Guy brosse le portrait d’un Guy Debord designer, mais bien qu’il ne fasse pas l’économie d’un chapitre consacré au « design de l’émancipation » des années 1960-1970 (d’Archizoom au Whole Earth Catalogue), c’est d’une autre acception du design, plus large, plus contemporaine, qu’il s’agit.
Celle-ci résonne alors tout autant avec l’impératif du « design de soi » diagnostiqué par le philosophe Boris Groys qu’avec son inverse, ce projet « émancipateur », et c’est le sous-titre du livre qui sauverait précisément l’individu (et ses camarades) de l’infrastructure techno-capitaliste.
C’est précisément parce que la marge de manœuvre est infime que l’auteur maintient l’horizon émancipateur du jeu de la guerre
Aussi dense que passionnante, la conclusion d’Emmanuel Guy constate l’anachronisme du projet debordien, tout pointant l’ironie de voir se réaliser l’indistinction entre travail et loisir par les nouvelles formes de capitalisme – cognitif ou attentionnel, ses noms sont multiples, sa réalité totalisante.
Or, c’est précisément parce que la marge de manœuvre est infime que l’auteur maintient l’horizon émancipateur du jeu de la guerre, tandis qu’en annexe un mode d’emploi permet de fabriquer le sien, muni simplement de quelques écrous et d’un peu de temps improductif arraché aux griffes de la monétisation de toutes choses.
“Le Jeu de la guerre de Guy Debord. L’émancipation comme projet” d’Emmanuel Guy (Editions B42), 192 p., 24€
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