Passée par Lyon et Londres, la rappeuse franco-ivoirienne de 26 ans Lala &ce parle de sexe et d’amour dans un flow de brume sur Everything Tasteful. Porté par sa passion du collectif, ce premier album transpire une sensualité moite.
C’est une histoire de brume. Pas un brouillard éreintant, non. Un voile de brume tissé en poussières d’étoiles, un drap à la semi-transparence soyeuse qui déposerait de fugaces baisers sur les yeux clos. C’est une histoire de hiéroglyphes sonores, de langage inédit, de récepteur brouillé. C’est une histoire de mots mystérieux, de secrets lointains, de trésors ensevelis qui raviveraient d’intenses souvenirs, logés dans le bas-ventre moite de désir.
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De prime abord, on ne comprend rien à ce que dit Lala &ce et, paradoxalement, on capte tout. Des antennes nouvelles se sont déployées, extrasensorielles. Lala &ce rappe avec la nonchalance de l’assurance, le flegme vissé et la flemme d’articuler. À quoi bon puisque la brume mange l’espace avec suavité ? C’est un chant ancien et novateur qui dit l’amour et le sexe, thématiques de la nuit des temps pourtant jamais essorées, que Lala &ce revisite sur son premier album, Everything Tasteful.
L’envie, la faim et la soif
“Lala”, comme le nom de sa grand-mère maternelle ivoirienne, “&ce”, à prononcer “ace”, en clin d’œil au service de Serena Williams, l’un de ses modèles, qui lui inspira un morceau en 2019, Serena (Botcho) – “Botcho” faisant référence à une crème commercialisée en Côte d’Ivoire, qui augmente la taille des seins et des fesses, devenu par extension synonyme d’un fessier proéminent, et ayant donné naissance à une danse ultra-populaire, la bobaraba. Le titre n’est donc pas tant un hymne au tennis qu’une envie de faire l’amour à une femme ayant le même “botcho” que Serena Williams. “Botcho dans tous les sens/Eh, mama, rien que ça déborde, rien que ça dépasse/Quand je te vois, je gagne des sens en plus”, aligne-t-elle de son timbre grave piqué d’Auto-Tune, sirupeux de sexe, coulant comme le désir.
D’un flow, Lala &ce donne à voir l’envie, la faim et la soif. On croirait couler avec elle, bien profond et bien dément. “Je ace sur chaque beat comme Serena”, nous disait-elle lors de notre première rencontre en 2017, la confiance solide d’une jeune qui en veut et plus encore derrière un sourire timide et cachottier, lointain et mystérieux. Lala &ce nous avait tapé·es dans le cœur au détour d’un titre, le poétique PDL – acronyme de “poussière de Lune”.
Déjà un flow langoureux, un beat liquoreux, un ralentissement de la cadence inspiré par le chopped and screwed, une technique de remixage popularisée dans le rap nineties américain consistant à ralentir le rythme d’un morceau tout en le hachant pour faire se répéter certaines parties. Ainsi retravaillés, les morceaux disent l’engourdissement de la défonce sous “lean” (mélange de Sprite et de codéine) à laquelle Lala &ce a toujours été associée, ce qui a le don de l’agacer : “J’en ai marre des raccourcis sur la ‘lean’. J’en parle dans mes sons, mais je n’en consomme plus. C’est un état d’esprit. Ce n’est pas tant la substance que la nonchalance.” Le refus de faire un effort pour se faire comprendre comme un grand fuck adressé à celles et ceux qui aimeraient qu’on leur apporte tout tout cuit dans la bouche.
Certains textes la marquent, ceux de Booba et Jacques Brel, précise-t-elle. Et c’est en français qu’elle choisit de rapper, malgré les Etats-Unis, malgré son domicile londonien
Un grommellement dont la naissance serait peut-être aussi à chercher du côté de ce rap américain qui l’a élevée. Trois grands frères qui ne jurent que par Tupac, 50 Cent et Snoop Dogg. Puis, des sons s’échangent avec un pote au lycée, à Lyon, parmi lesquels ceux du grand Lil Wayne. Lala ne comprend rien à ce qu’il raconte et s’approprie donc les morceaux en les marmonnant façon yaourt. “Ils devenaient de petites comptines que je chantonnais tous les jours”, se souvient-elle. Déjà le sens échappe pour transformer la voix autotunée en instrument à part entière, en bâtisseuse de mélodies. Pourtant, certains textes la marquent, ceux de Booba et Jacques Brel, précise-t-elle. Et c’est en français qu’elle choisit de rapper, malgré les Etats-Unis, malgré son domicile londonien.
“Je parle de sexe mais pas de manière frontale”
Après le lycée, Mélanie Crenshaw a posé ses valises dans la capitale anglaise et suivi des études de finance. A côté, elle bosse dans un studio photo doté d’un bar pour payer le loyer. Paradoxalement, les productions anglaises ne l’intéressent pas tellement, elle ne se reconnaît ni dans le grime ni dans la drill, et enchaîne donc les allers-retours en France. Lassée de cette schizophrénie bourrée de congés posés pour assurer des shows à Paris, elle finit par lâcher le job alimentaire et se consacrer au rap, sans angoisse. “Peur ? Mais peur de quoi ? Non, c’était plutôt excitant de connaître l’inconnu justement !”, s’exclame-t-elle en riant. La peur ne fait pas tellement partie de son vocabulaire. Sauf celle de “perdre des proches”, nuance-t-elle. Le reste roule comme la pierre qui n’amasse pas la mousse.
Intégrée au collectif de rappeurs dakarois 667, Lala &ce prend vite la tangente en solo, puis sort sur le label londonien A4Ward Le Son d’après, mixtape de douze titres où trône la magnifique Wet (Drippin’), une déclaration de loveuse à une “caramel queen” qui pourrait la conduire à faire “une OD”. “Je suis précise et cool dans tous mes p’tits pas/Donc elle s’liquide sur place et coule dans mes doigts”, roule-t-elle dans une explosion de sous-entendus suintants. Signée du collectif Risky Business, la production aligne langueur, claquement mimant le rapprochement des corps et guirlande mélodique traduisant l’attraction exercée par l’être aguicheur. Simple et malin.
Tourné façon DIY, le clip n’hésite pas à filmer les formes voluptueuses d’une jeune femme en bikini, épousant le regard désirant de Lala &ce. A celles et ceux qui lui reprocheraient de reprendre les stéréotypes sexistes des clips de rap masculin avec leurs Vixens au bord de piscines à débordement, Lala rétorque qu’elle ne fait que traduire visuellement le contenu de ses morceaux, soit son appétit pour les meufs bien roulées.
Mis à part les Américaines Young M.A ou Angel Haze, dire que les rappeuses lesbiennes ne sont pas nombreuses est un euphémisme. Il y a désormais Lala &ce. “Il y a eu des rappeuses qui parlaient de sexe comme Lil’ Kim et Missy Elliott, mais c’est vrai qu’elles parlaient de relations hétéros. Moi, ce n’est pas ça. Je parle de sexe mais pas de manière frontale. J’aime quand il faut deviner ce que je raconte… D’ailleurs, au tout début, quand ma famille ne connaissait pas encore mon orientation sexuelle, je tournais autour du pot. J’évitais les pronoms il ou elle. Mais ça, c’est fini.”
“Je suis métisse extraterrestre. Sur ma planète, il n’y a pas d’argent mais beaucoup de meufs, d’eau, de nuages. On peut voler, s’amuser, se défoncer. Aucun intérêt vicieux. Tout est fait dans le partage”
Sur Juju, présente sur Everything Tasteful, Lala &ce lâche tout de même la très claire : “We fucked, she fainted” (“On a niqué, elle s’est évanouie”). Lorsqu’on le lui mentionne, elle éclate de rire et explique : “C’est l’américain qui me permet d’être frontale.”
Passée à Paris par le festival queer Loud & Proud ainsi que par la Wet for Me, une soirée lesbienne à La Machine du Moulin Rouge, elle ajoute : “Moi, ce que je veux, c’est montrer que c’est naturel. Je n’ai pas choisi, c’est une sexualité comme une autre. Je ne suis pas spécialement activiste. Je veux normaliser mon orientation sexuelle.” Ce qui intéresse Lala, c’est “d’emmener les humains sur (sa) planète. Je suis métisse extraterrestre. Sur ma planète, il n’y a pas d’argent mais beaucoup de meufs, d’eau, de nuages. On peut voler, s’amuser, se défoncer. Aucun intérêt vicieux. Tout est fait dans le partage.”
>> A lire aussi : Nyokō Bokbaë et Rad Cartier inventent le son du futur
Son amour du collectif
Le partage, aussi, avec sa famille de cœur, qu’elle a décidé de rassembler au sein d’un collectif et label, &ce Recless. On y retrouve les jeunes gens modernes Bamao Yendé, Boy Fall et Le Diouck qui forment le trio Nyokô Bokbaë, mais aussi le rappeur Rad Cartier. Tous ensemble, ils ont produit ce qui restera peut-être comme le meilleur morceau et clip de 2020 en termes d’innovation, de modernité, de proposition esthétique, VT Zook II.
Le QG de la bande se situe à La Courneuve, où ils partagent un appartement en colocation, passant leurs nuits à écouter et produire de nouveaux sons qui ambianceront demain. Le Diouck est la première signature de son label hébergé par Believe. On l’aperçoit d’ailleurs dans nombre de ses clips, dont Sp&cial, qui montre tout ce beau monde en train de s’enjailler. Avec Rad Cartier et lui, Lala monte aussi un groupe, Pull Up Boyz, que l’on retrouve en énigmatique featuring sur Cyborg.
“Il faut croire en soi. On est tous nés sans se choisir. Ni sa couleur de peau, ni son sexe, ni où on naît… Donc bon, fais-toi confiance. Il n’y a que toi qui peux le faire”
Son premier album dit d’ailleurs son amour du collectif, chaque titre étant produit par une personne différente, Lala &ce préférant mettre en avant les talents des producteur·trices
que de “perdre du temps” à s’y coller elle-même. “Chacun son job !”, résume-t-elle. Elle reçoit les sons instrumentaux de producteur·trices inconnu·es, ou bien en contacte elle-même certain·es sur Instagram, comme Chase the Money. Puis Lala &ce freestyle et écrit sur son téléphone, fondant les mots dans le son.
Six featurings apportent autant de richesses à l’album, dont Viral avec S3nsi Molly, rappeuse texane trap et cash qu’elle a convaincue sur Instagram, tout comme le Britannique Lancey Foux. Comme le souligne très justement son ami Le Diouck, qui l’a accompagnée dans nos locaux avec Rad Cartier, la prouesse de l’album tient à sa capacité à mouler la voix de Lala dans les prods et inversement, les deux ne formant plus qu’une boule de glace prête à fondre sur les corps en transe.
Alors qu’elle accueille un paquet de personnes dans son monde artistique, Lala &ce assure ne pas trop regarder ce que font ses pairs. “Je ne veux pas être influencée. Je ne checke donc pas trop ce qui sort et je ne me compare pas. C’est difficile avec Instagram de ne pas envier les autres… Mais il faut croire en soi. On est tous nés sans se choisir. Ni sa couleur de peau, ni son sexe, ni où on naît… Donc bon, fais-toi confiance. Il n’y a que toi qui peux le faire.”
Son regard a la douceur du velours et la brillance de la lame affûtée. Celle qui se lève quand d’autres déjeunent est bien décidée à contrebalancer l’absence de live par des sons et des clips. “Pour reconnaître la puissance, il faut envoyer”, conclut-elle. Et Rad Cartier d’ajouter : “C’est un OVNI.” Everything Tasteful a d’ailleurs été retenu comme titre car il porte les initiales E.T. Lala &ce a faim et ne va pas se priver de planter ses crocs dans le rap international. Bonne idée, nous aussi on est affamé·es.
Everything Tasteful (&ce Recless/All Points/Believe), sorti le 29 janvier 2021.
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