Très jeune, Hervé Guibert manifeste sa passion pour l’image. Il réalise des autoportraits, se filme, photographie artistes et ami·es, écrit sur les images. Une façon de regarder ailleurs, derrière la surface, pour saisir une vérité mouvante et subtile.
D’un individu qui a trouvé un trésor, on dit qu’il en est l’inventeur. Il y a bien des trésors dans l’œuvre d’Hervé Guibert. Celui des livres est connu. Celui des images est plus enfoui, bien qu’il fasse partie du même fonds. A revoir quelques-unes des nombreuses photographies prises par Guibert, à relire ce qu’il écrivit sur la photographie, notamment dans les colonnes du Monde où, à partir de 1977, il devint, tous azimuts, un chroniqueur “intrépide”1, on se sent à son tour comme l’inventeur d’un Guibert-image sans pour autant en devenir le propriétaire exclusif.
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On peut donc extraire de ce fonds commun ce que l’on veut, et par exemple privilégier une icône complexe : un autoportrait qui est peut-être le meilleur de Guibert, le plus loquace, parce qu’il n’est pas de lui mais de son ami de longue date Hans Georg Berger. Par un effet de transparence et de juxtaposition, le visage de Guibert s’y mêle à un autoportrait de Rembrandt, tel qu’il est visible à la Alte Pinakothek de Munich. Rembrandt a une vingtaine d’années, Guibert guère plus, et un fouillis identique de la tignasse. Mais ce qui marie Rembrandt à Hervé, outre la jeunesse patente et la beauté, c’est le flou et une allure de biais.
Par la grâce du rapprochement baroque opéré par Hans Georg Berger, ce qu’on aperçoit du visage de Guibert est à la fois familier – frère impossible, ami atypique, amant idéal – et totalement étranger : un bel indifférent. Ce dualisme imprègne toute l’imagerie de Guibert. Les portraits qu’il réalise sont des autoportraits.
Inversement, tous les portraits de lui, par lui-même ou par d’autres, sont des portraits d’un inconnu qui, sauf rare exception de facétie (un pied de nez à Hans Georg Berger), ne plaisante pas, la moue au bord de la bouderie. Sans doute une manière aristocratique de résister à l’injonction casse-pieds “souriez, vous êtes photographié”. Toujours Guibert fait la gueule. Mais quelle ! Ses yeux comme un appel, sa bouche qui ouvre l’appétit.
Au vu des dizaines de photographies de Guibert himself, il serait pour autant malpoli d’imaginer une galerie de l’amour de soi. Ce n’est pas forcément s’adorer que de s’adonner de la tête aux pieds à cette répétition. A l’école de Rembrandt, qui, de la jeunesse à la vieillesse, ne mégota pas dans l’autoportrait, il s’agit plutôt de guetter la différence dans la répétition et le passage du temps, même si le temps ne laissa guère de temps à Hervé Guibert. Portrait à la Dorian Gray, mais qui, contrairement au récit d’Oscar Wilde, élude la révélation finale d’une décrépitude viciée. Même lorsqu’il est plus mort que vivant, Hervé Guibert demeure beau.
Il ne s’agit pas de fixer un personnage, mais par une disposition littéraire appliquée à la photographie, de le scruter pour le raconter, l’écrire
Il se méfiait de la photographie
Sur la piste de la véracité, si tant est qu’un visage même provisoirement immobilisé par la photographie ne passe pas son temps à varier, un autre chemin se dessine, plus frissonnant, plus aventurier et fleuri, celui de la fiction où le moi n’est qu’un point de vue parmi d’autres. Ce qui inspire d’appliquer à toutes les images de Guibert l’invention barthésienne d’un punctum2 baladeur et buissonnier.
Mieux qu’envoûté, nous voilà guibertisé. Car le biais, au sens couturier du terme (fixer une bande de tissu sur le bord d’un ouvrage pour assurer sa finition), fut sa façon critique de procéder : regarder de travers, derrière, ailleurs. Tout un art de la fugue qu’il joua dans ses écrits et qui transite dans sa manière de photographier. Pour l’exemple, les portraits amoureux d’Isabelle Adjani qu’il réalisa du milieu des années 1970 jusqu’au début des années 1980. D’abord, on ne voit que ça : l’amour et sa circulation des yeux d’Isabelle à ceux de celui qui l’objectivise. Mais si on s’y penche un peu plus, c’est un vertige.
Il ne s’agit pas de fixer un personnage, mais par une disposition littéraire appliquée à la photographie, de le scruter pour le raconter, l’écrire. C’est une autopsie des apparences où toutes les Adjani surgissent en une seule Isabelle. Celle qui à l’époque existe déjà pleinement au cinéma (de Truffaut à Téchiné) et celle qui va advenir (Nuytten, Chéreau, etc.). Mais aussi, plus enterrée, une Isabelle d’outre-naissance, une petite fille mélancolique et grave qui ne se remet pas d’une blessure originelle dont elle n’a pas conscience, d’un abandon ancestral qui excède sa biographie.
Au fil des portraits d’Adjani, on voit de l’autre côté du miroir que, par retour à l’envoyeuse, l’œil de Guibert mûrit à la chaleur de sa fascination changeante : tantôt caressant son cher sujet, tantôt le colérisant. Jusqu’au risque de la cruauté. Hervé Guibert avait conscience de ces dangers. Photographe prolixe, il se méfiait de la photographie : “Je me défendrai toujours d’être un photographe : cette attraction me fait peur, il me semble qu’elle peut vite tourner à la folie, car tout est photographiable, tout est intéressant à photographier, et d’une journée de sa vie on pourrait découper des milliers d’instants, des milliers de petites surfaces, et si l’on commence pourquoi s’arrêter?”, écrit-il dans Le Mausolée des amants – Journal 1976-1991.
Après la mort de Guibert, Isabelle Adjani fit le récit, en particulier dans ces pages en 2009, de cette portraitisation au long cours qui débuta par le silence et où elle ressentit une proximité immédiate. “J’ai senti chez ce jeune homme comme un regard de complicité. Il m’a vue penser sans rien dire la même chose que lui. Je l’ai vu comprendre ce que je ressentais. Il m’a paru incroyablement beau, d’une timidité élégante, avec une façon très attirante de parler ou de ne pas parler. Nous avions le même âge, à peine 20 ans.” Jusqu’à un contrat de rupture réciproque.
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Lui ayant fait part de son “énervement” qu’il n’y en ait que pour Isabelle Huppert dans le cinéma français du début des années 1980, Guibert écrit pour Adjani un scénario sur une actrice négligée par des gens de pouvoir (en clair, le producteur Daniel Toscan du Plantier, dont Huppert était alors la compagne).
“Son projet décrivait aussi ma relation avec Bruno (Nuytten). C’était l’histoire d’une carrière contrariée doublée d’un amour, qu’il avait à la fois romantisée et brutalisée. Le scénario s’est d’abord appelé Gemina, puis La Liste noire. Je l’ai lu et l’ai trouvé magnifique. Mais je suis entrée dans un rapport bizarre avec ce projet. Quand je m’en éloignais, il m’attirait et dès que je m’en approchais, que je me préparais à m’y engager, il me faisait peur. Je ne savais pas comment l’aborder, je faisais du surplace. Il me disait alors que j’étais trop puritaine, il se moquait de moi. De toutes façons, il ne vivait que pour la transgression. C’était à la fois sa pratique et sa plus forte conviction. Mais il le faisait toujours en dandy. Je n’ai donc pas tourné le film, lui non plus. Nous nous sommes éloignés”, raconte Isabelle Adjani dans Les Inrockuptibles.
Documenter son quotidien
Cette déroute rapproche d’un pays lointain vers lequel Hervé Guibert avait déjà cinglé sans l’atteindre. Si on excepte sa cosignature du scénario de L’Homme blessé (1983), qui n’est pas le film le plus mémorable de Patrice Chéreau, ce refoulé de l’Idhec (actuelle Femis) écrit dans Le Mausolée des amants : “Moi, j’écris sans trop de regrets, mais j’enrage du cinéma.” Tout à cette rage, il ne parviendra jamais à faire aboutir d’autres projets de films. Jusqu’au jour où…
En 1990, Pascale Breugnot, productrice pour la télévision d’émissions de “psycho-téléréalité” (Moi, je, Sexy Folies…), lui propose de s’autofilmer, équipé d’une caméra vidéo amateur et d’un pied. Le projet est simple : documenter son quotidien, un quotidien invasif et tyrannique, celui de sa maladie, le sida. Le tournage va durer de juin 1990 à mars 1991. Monté par Maureen Mazurek, “réduit” à une durée de soixante-deux minutes, titré La Pudeur ou l’Impudeur, ce documentaire impur sera diffusé sur TF1 en janvier 1992, quelques semaines après la disparition de Guibert le 27 décembre 1991. C’est donc un film d’outre-tombe, le premier et fatalement le dernier, un film sur le tard avant qu’il ne soit trop tard. Ce qu’il n’y a pas lieu de regretter en sortant les mouchoirs.
Techniquement imparfait (éclairage défaillant, son aléatoire, “Je suis nul avec les appareils”, confiait-il), ce premier dernier film incarne par son amateurisme même l’enfance tremblante du cinéma. La maîtrise est ailleurs, dans la mise en scène du réel et pas dans son hypothétique reproduction. A ce titre le Guibert-film n’est pas un testament, mais l’incarnation d’une rêverie de cinéma qui donne corps à une annotation troublante et prémonitoire écrite dans son journal (et publiée dans Le Protocole compassionnel en 1991) des années auparavant : “Si la mort ne survient pas, naturellement, à son extrémité, il faudra que mon corps, que toute mon énergie s’ébranle dans un projet de cinéma, sinon mon désir de cinéma n’aura été qu’un désir de mort.”
Le vent qui caresse les branches, une coupe de fruits, une table dressée et un lézard en goguette sur une pomme. En voix off, Guibert dit : “Observer un lézard perché sur la pomme dans laquelle j’ai croqué hier soir”
La pudeur ou l’impudeur. Le titre est un soleil trompeur : montrer ou ne pas montrer ? Est-ce qu’on a le droit de se filmer comme ça ? Questions de morale. A l’écoute de Montaigne, Guibert se montre “à nu”, au propre comme au figuré, pour, une dernière fois de traviole, montrer autre chose. “Ma nudité dans la vidéo est d’ordre pictural et documentaire, pas exhibitionniste.” Il dit aussi : “J’ai eu l’impression, par la force des choses, d’être mon propre personnage, mais aussi d’être un corps mis en jeu dans des narrations, dans des situations, dans des rapports.”
Christophe Honoré, qui fit de Guibert une de ses Idoles dans sa pièce du même nom en 2019, le dit à sa façon dans la présentation de La Pudeur ou l’Impudeur sur la plateforme de VOD LaCinetek : “La question est : puisque je vais mourir demain, qu’est-ce que je veux regarder une dernière fois ? Ce qu’il regarde une dernière fois, c’est loin d’être lui.” Preuve en forme de paradigme quand Guibert filme à l’île d’Elbe, en retrait mais pas en retraite. Le vent qui caresse les branches, une coupe de fruits, une table dressée et un lézard en goguette sur une pomme. En voix off, Guibert dit : “Observer un lézard perché sur la pomme dans laquelle j’ai croqué hier soir.” Non pas commenter mais dire un peu plus que ce que l’on voit. Toute l’œuvre de Guibert est dans cet écart délicat, ce pas de côté, cette claudication qui fut sa façon de marcher pour nous inviter à le suivre.
1. Lire Articles intrépides, 1977-1985 d’Hervé Guibert (Gallimard, 2008), recueil de ses articles et entretiens publiés dans Le Monde de 1977 à 1985
2. Selon Roland Barthes, dans La Chambre claire – Note sur la photographie (Cahiers du cinéma/Gallimard/Seuil, 1980) : “Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne).”
La Pudeur ou l’Impudeur (Fr., 1991, 58 mn), sur La Cinetek
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