Dans les années 1920-1960, Annemarie von Matt transmue de son trait volubile la charge mentale qui l’enferme. Au Centre culturel suisse à Paris, on la découvre en dialogue avec neuf jeunes artistes et autrices.
La ligne est assurée, hérissée plus que serpentine, et la pointe qui la trace, celle d’un crayon à papier le plus souvent, d’une plume encrée à de rares occasions, ne s’embarrasse d’aucune aspérité. Tout y passe, papier aussi bien que galets, boîte d’allumettes, dessous de verre, morceau de bois, statuette d’argile. Inlassablement, Annemarie von Matt annote, commente, légende, recouvre et détourne.
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Née en 1905 et disparue en 1967, l’artiste suisse pratiqua la peinture, le dessin, la sculpture, les arts appliqués, l’assemblage et la photographie. A aucun de ces médiums, néanmoins, elle ne se tint, tout comme à aucun moment de sa vie elle ne tenta de construire une œuvre selon les critères de ses homologues masculins : solide et durable, originale et identifiable. L’écriture alors, volubile et ininterrompue, chapeaute une pratique qui se confond avec son quotidien. Ce n’est pas qu’Annemarie von Matt ait voulu faire de sa vie une œuvre d’art, plutôt qu’elle a dû faire contre mauvaise fortune bon cœur.
“Je suis une femme de 20 heures”
Elle qui fut intégrée à la scène artistique dès les années 1920 puis, lorsqu’elle se maria en 1935, qui opta pour un moindre mal, c’est-à-dire un autre artiste, n’aura eu de cesse de se heurter au manque de temps. La faute à “tout ce foutu ménage”, ainsi qu’elle le griffonne sur un bout de papier à la fin de sa vie. Présenté dans l’exposition collective du Centre culturel suisse dont elle occupe le cœur irradiant, le billet en anticipe un autre, cinglant comme une épitaphe : “Je suis une femme de 20 heures.”
L’écriture, elle la pratique en alchimiste. Puisqu’elle n’a d’autre horizon que les menues choses qui l’entourent, elle viendra les requalifier en les nommant talisman ou amulette, “sel de la sagesse” ou “Coquin Cuistot Cuillère”. Puisque le travail domestique, et cette charge mentale qui ne dit pas encore son nom, parasite son temps de création, elle transformera la contrainte en matériau : en esthétique du fragment, en apologie de l’éphémère et en fictionnalisation de soi.
On pense au storytelling que nous appliquons à notre tour à nos vies digitales, aux légendes qui accompagnent nos clichés Instagram, où nous tentons à notre tour de consentir, voire de jouir, de ce qui nous oppresse
La chose même
D’un humour virevoltant tout autant que d’une ironie mordante, Annemarie von Matt ne bascule jamais entièrement dans l’imaginaire. Elle ne fuit pas, mais transforme la critique en parure. Elle ne masque rien, mais superpose au réel une autre couche, si fragile soit-elle, ne tenant qu’à quelques milligrammes de graphite pulvérulent. Il y a, entre ses bribes de textes et l’objet qu’ils viennent éclairer autrement, le même rapport qu’entre une image et sa légende, sauf que chez elle, il n’y a pas d’image, seulement la chose même.
On pense au storytelling que nous appliquons à notre tour à nos vies digitales, aux légendes qui accompagnent nos clichés Instagram, où nous tentons à notre tour de consentir, voire de jouir, de ce qui nous oppresse : le travail non rémunéré de production de contenus, la tyrannie de la présence permanente à l’image, ainsi que la précarisation des industries créatives, camouflés en mode de vie tout en reproduisant les divisions de genre et de classe.
En cela, la forme exposée de sa première présentation hors de Suisse, où de jeunes artistes et autrices (Sophie Jung, Mathis Altmann, Sam Porritt, Judith Keller, Simone Lappert, Quinn Latimer, Manon Wertenbroek, Davide-Christelle Sanvee et Céline Manz) déplient différentes facettes de son œuvre, sonne particulièrement juste : tout autant par le diagnostic d’une situation structurelle que par les stratégies personnelles bricolées pour la pallier.
Annemarie von Matt. Je ne m’ennuie jamais on m’ennuie jusqu’au 24 janvier, Centre culturel suisse, Paris (exposition ouverte en passant par la boutique à l’accueil de l’exposition)
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