A force de ne voir en François Truffaut qu’un obsédé du récit, on oublierait presque qu’il y eut chez lui une tentation formaliste, du moins un souci plastique. Une dimension évidente dans ses “films noirs” de nouveau sur les écrans ces jours-ci. Au détour d’un article par ailleurs fort élogieux sur Truffaut, Serge Daney lâchait […]
A force de ne voir en François Truffaut qu’un obsédé du récit, on oublierait presque qu’il y eut chez lui une tentation formaliste, du moins un souci plastique. Une dimension évidente dans ses « films noirs » de nouveau sur les écrans ces jours-ci.
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Au détour d’un article par ailleurs fort élogieux sur Truffaut, Serge Daney lâchait dans une parenthèse lapidaire : « Son manque de goût est effarant. » A la vision de L’Homme qui aimait les femmes, il paraît difficile de lui donner tort. Autant le film est magnifique de densité romanesque et d’intimité héroïquement assumée, autant il n’offre au regard qu’un spectacle qu’on qualifiera pudiquement d’ingrat. Il faut tout le talent des actrices et toute l’adhésion du spectateur pour croire en cet hymne à la beauté.
Cette apparente indifférence à la dimension plastique du cinéma, on la retrouve dans bien des films de cette période : les Doinel tardifs, La Nuit américaine… Il n’est que de comparer, sur un sujet voisin, L’Argent de poche et Mes petites amoureuses de Jean Eustache, exactement contemporain, pour percevoir par contraste la beauté presque tactile du second.
Mais pourquoi une telle indifférence, confinant parfois à la pure et simple négligence ? Primauté absolue accordée au récit et aux comédiens, et choix du montage contre le plan ? Refus renoirien de la belle image, voire recherche buñuélienne du neutre comme cadre nécessaire de toute transgression ? Défense et illustration d’un cinéma de prose ? Ou plus simplement perméabilité néfaste à l’image dominante d’une époque ?
C’est d’autant plus troublant qu’on imagine mal Truffaut sacrifier un seul élément de la pratique cinématographique. Non seulement il s’est attaché la collaboration de grands chefs opérateurs, mais son admiration de cinéphile allait à des cinéastes éminemment plastiques, voire formalistes, à commencer par Hitchcock, mais aussi bien les baroques Welles ou Nicholas Ray, sans parler de sa fascination croissante pour les dépositaires du « secret perdu du cinéma muet », ce don inégalable d’une évidence visuelle inséparable de l’impact narratif. Etait-ce bien le même Truffaut, alors jeune critique, qui disait d’un plan des Amants du Capricorne d’Hitchcock : « L’idée s’efface devant la beauté de l’image qu’elle a suscitée » ?
La ressortie en salles de l’œuvre du cinéaste est d’autant plus bienvenue qu’elle permet de réviser ces jugements hâtifs. La simple vision de Jules et Jim devrait suffire à dissiper tous les malentendus, tant le film représente l’aboutissement des recherches et des expérimentations tentées dans les deux précédents longs métrages.
Il faut rappeler la dimension paradoxale, voire provocatrice, que pouvaient revêtir les choix de filmage des 400 coups. Loin de l’intimisme supposé du sujet, Truffaut y optait pour une ampleur lyrique dont témoigne l’usage du Scope, qui fait des salles de classe où croupit Doinel moins le pendant des photos un peu folkloriques de Doisneau que la transposition, dans un cadre français a priori étriqué, des espaces californiens de La Fureur de vivre. Tout comme Léaud dans sa canadienne à carreaux doit moins aux enfants du néoréalisme qu’à James Dean.
Quant à Tirez sur le pianiste, c’est un feu d’artifice où éclatent à chaque plan l’invention visuelle et le ludisme jubilatoire, une liberté absolue dans la mobilisation de toutes les possibilités du cinéma, qui en font son film le plus éminemment godardien (cousin de Bande à part, le plus truffaldien des films de JLG). Entre noirs charbonneux et blancs neigeux ou laiteux, on y sent, outre l’influence de Cocteau, celle des séries B policières américaines, dans l’argument mais surtout dans l’alliance de poésie et de bricolage. Et dans Jules et Jim, le plaisir de la caméra épouse et traduit merveilleusement le bonheur éphémère des personnages : panoramiques filés et travellings emballés traduisent la même griserie, l’ivresse du mouvement, la vibration même de la vie.
Malgré la rigueur du cadre romanesque, Truffaut continue de s’autoriser toutes les audaces, toutes les désinvoltures : ainsi des arrêts sur image accompagnant chaque moue boudeuse, froncement de sourcils et plissement de front de Jeanne Moreau, dans une scène où elle parodie son personnage fort peu fantaisiste de La Notte. Mais dans tous les cas, la beauté formelle n’a jamais le temps de se figer, de devenir ostentatoire, tant elle est emportée par la vitesse du récit, l’emballement de la fiction, l’intensité des sentiments. Si chez le Truffaut première époque on remarque plus volontiers le montage, le filmage, pour se faire oublier, n’en est pas moins un régal pour l’œil.
La Peau douce est un cas légèrement différent dans ses effets, mais qui témoigne de la même exigence. Fait exceptionnel chez Truffaut, le film révèle une fascination inattendue pour les signes extérieurs de la modernité (voitures, avions, aéroports). Il est plastiquement d’une froideur métallique qui évoque cette fois la série B tardive, celle du tournant des années 60 déjà marquée par l’esthétique télévisuelle (ce qui n’était pas encore une contradiction dans les termes), les arêtes grises des derniers Fuller hollywoodiens. Et cette dissection impitoyable d’un fait divers privé de sublime, où le crime passionnel est plus sordide que romanesque, culmine en un incroyable plan en contre-plongée, presque distordu, sur la femme meurtrière, carabine à la main, qui à la fois rappelle l’hyperréalisme noir et blanc des couvertures de Détective et préfigure un film aussi singulier que Les Tueurs de la lune de miel de Leonard Kastle.
La période suivante fut essentiellement celle d’une trilogie en forme de tribut au Maître : Fahrenheit 451 (très marqué par Les Oiseaux) et les deux adaptations de William Irish, La mariée était en noir et La Sirène du Mississippi, constituent une tentative aussi bouleversante que vouée à l’échec de se mesurer à Hitchcock sur son propre terrain, voire avec ses collaborateurs (Bernard Herrmann à la musique pour les deux premiers). Tentative de stylisation visuelle dont les éclats ne se départissent jamais d’une certaine raideur, ce sont assurément de grands films malades et l’apogée d’une tendance quasi formaliste, qui explique peut-être le retour ultérieur à une certaine neutralité plastique.
Reste que ce goût de la stylisation n’a jamais totalement disparu, jusqu’au noir et blanc ouvertement référentiel et nostalgique de Vivement dimanche !. Ainsi Le Dernier Métro renoue-t-il avec l’artifice assumé du studio ; le jeu sur le théâtre y doit bien sûr à Lubitsch (To be or not to be comme matrice évidente), mais les couleurs chaudes font aussi bien penser aux mélos et comédies musicales de Cukor et Minnelli, via la relecture de Fassbinder (que Truffaut admirait). Quant à La Femme d’à côté, il pratique de façon sans doute délibérée l’alternance entre plans d’ensemble prosaïques et fades sur la communauté et plans rapprochés, frémissants et capiteux, sur les personnages amoureux et donc romanesques (y compris Depardieu et Véronique Silver), célébrant la beauté de Fanny Ardant, Garbo brûlante, comme une star déplacée et anachronique dans un cadre provincial bourgeois qui se veut sans histoires.
Si beauté et fiction sont anachroniques, alors Truffaut ne pouvait que réussir ses films à costumes : déjà l’ouverture de L’Enfant sauvage révélait un Truffaut extraordinaire paysagiste, brossant en noir et blanc une forêt aveyronnaise digne de King Vidor. Quant à la « trilogie des flammes » (Les Deux Anglaises, Adèle H, La Chambre verte), tout en étant d’une discrète splendeur plastique, elle déjoue le risque de la joliesse décorative qui pèse sur tout film d’époque, prenant constamment de vitesse la tentation du plan tableau par la fièvre haletante du récit, ou au contraire immobilisant ironiquement la fiction dans le surplace du ressassement. Il y a là un côté abrupt et âpre qui les rapproche davantage d’Oliveira que de James Ivory.
Pourtant, la beauté de ces films fonctionne finalement à l’inverse de ce que louait Truffaut chez Hitchcock : car il est malgré tout de ces cinéastes chez qui, pour reprendre une typologie godardienne, l’image renvoie d’abord à l’idée. Si, après la scène de la défloration des Deux Anglaises, il s’offre l’audace inouïe d’un gros plan sur le drap taché de sang, le mélange d’abstraction chromatique et de crudité organique du plan est avant tout la littéralisation, c’est-à-dire la visualisation, de la métaphore énoncée par la voix off : « Il y avait du rouge sur son or. » Et il offre finalement comme le négatif de la scène des Amants du Capricorne, où Michael Wilding tendait sa veste noire derrière une vitre pour forcer Ingrid Bergman à y voir son reflet et à regarder en face, malgré sa déchéance, l’évidence de sa propre beauté ; dans le plan qui servit d’affiche à La Chambre verte, le visage rongé par le deuil de Truffaut lui-même s’inscrit imparfaitement derrière une vitre dépolie. La beauté spontanée de l’image renvoie alors à une évidence autrement douloureuse : la vision d’un homme qui appartient déjà au royaume des morts.
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