À la surprise générale, Eminem vient de dévoiler son onzième album, “Music to Be Murdered By” : une œuvre sombre, parfois anxieuse, inspirée par le réalisateur de “Psychose” et censée aider le rappeur américain à extérioriser de vieux démons.
En septembre dernier, Denzel Curry et slowthai s’associaient le temps d’un Psycho hautement angoissant, samplant ces violons stridents qui accompagnent le récit développé par Alfred Hitchcock dans Psychose. Eminem n’est donc pas le premier (Dan The Automator était également passé par là en 1989) à s’inspirer du maître du suspense, mais il est possiblement celui chez qui cette filiation paraît la plus évidente. Ici, elle est assumée dès la pochette, où l’Américain revisite une célèbre photo du réalisateur britannique. Le nom de l’album fait quant à lui référence à Alfred Hitchcock – Presents Music To Be Murdered By de Jeff Alexander, tandis que deux interludes, tout simplement titrés Alfred, samplent la voix de ce bon vieux Hitchcock.
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Plombé par l’époque
Pour comprendre la portée de Music to Be Murdered By, il faut donc aller au-delà de son casting : séduisant et flatteur lorsqu’on signale la présence de Dr. Dre (ici à la production de sept morceaux), de Young M.A, Anderson. Paak, Q-Tip, Juice WRLD ou encore Royce Da 5’9″ et Don Toliver, auteur d’une sortie remarquée sur le Jackboys de Travis Scott ; déroutant et inapproprié lorsqu’on tend l’oreille à Those Kinda Nights (en duo avec Ed Sheeran, déjà présent sur Revival) et Skylar Grey sur le grandiloquent Leaving Heaven.
Non, ce qui fascine tout au long de ces vingt nouveaux morceaux, c’est bien la noirceur du propos, la façon dont Eminem pose un regard sur l’actualité, conscient que le mal est le plus puissant moteur de fascination et le ressort idéal pour capter l’attention (autre similitude avec le divin chauve du 7ème art !).
Il y a déjà Unaccommodating, où il revient sur l’attentat terroriste survenu en 2017 à la sortie d’un concert d’Ariana Grande à Manchester : “Je contemple le cri des bombes sur le game comme si j’étais à l’extérieur d’un concert d’Ariana Grande”. Il y a aussi Darkness qui, outre son sample de The Sound Of Silence de Simon & Garfunkel, fascine également pour sa conclusion, compilant différentes breaking news consacrées aux nombreuses fusillades survenues en Amérique ces dernières années – une façon, selon lui, d’encourager le public “à changer les lois sur les armes aux États-Unis”.
Enfin, il y a cette introduction, Premonition, où l’on devine, en arrière-fond, le bruit d’un homme en train de creuser le sol avec une pelle. Impossible, dès lors, de ne pas penser à des morceaux comme Cleanin’ Out My Closet, où il enterrait le corps de sa propre mère, et 97 Bonnie & Clyde, où il finit par jeter à l’eau le corps de son ex-compagne.
Éternel recommencement
S’il y a une leçon à retenir de ce Music to Be Murdered By, c’est à quel point Eminem est perpétuellement à son meilleur lorsqu’il se contente de raconter, avec une justesse non dénuée d’une indéniable cruauté, la précarité, la pauvreté et le désespoir de toute une génération. On peut bien évidemment regretter que ces intentions tombent parfois à plat, comme lorsqu’il s’abandonne à des refrains insipides (Those Kinda Nights, Farewell) ou qu’il privilégie la démonstration pure à la profondeur du discours (Godzilla, effectivement monstrueux…).
Secrètement, on aurait même aimé que ce onzième album soit plus radical, un peu comme Hitchock, qui a toujours été un inventeur de formes, et que certaines productions soient à l’image des textes, du genre à faire saliver un médecin légiste.
Reste que Music to Be Murdered By est globalement convaincant. Parce que ce n’est pas le disque d’un artiste en quête obsessionnelle de succès, comme un accro qui en aurait joui trop fort, trop rapidement. Et parce qu’Eminem prend un évident plaisir à s’écarter des grosses turbines, celles qui l’ont exposé aux plus vives critiques au moment de la sortie de Revival, et qu’il souhaitait déjà entériner en 2018 avec Kamikaze, lui aussi balancé à l’improviste. Conséquence : le MC soigne ici ses plaies, notamment sur In Too Deep et Marsh, où le propos se fait plus mélancolique, rancunier envers ses proches – à se demander, là encore, si Eminem n’a pas tout piqué au réalisateur des Oiseaux, tant il semble réserver aux membres de sa famille, auprès de qui il s’était pourtant excusé sur les albums précédents, les pires sévices.
Au fond, ça en est même à se demander s’il ne considère pas son père, sa mère et tous les autres comme l’équivalent de la blonde hitchcockienne ? Un prétexte à la violence pure. Sur Stepdad, on peut en tout cas l’entendre souhaiter la mort de son beau-père, qu’il finit par enterrer près de son chihuahua, tué quelques années plus tôt par ce dernier. En clair, Music to Be Murdered By n’est pas un disque qui incite à la gaudriole, mais il n’encourage finalement pas non plus à l’autocomplaisance ou au larmoiement. Eminem est simplement cet homme qui ne cesse de ressasser les mêmes histoires au fil du temps. Cet homme qui, à l’approche de la cinquantaine, prend plaisir à se retourner sur son passé pour remercier ceux qui l’ont influencé : les Beastie Boys sur Kamikaze, Alfred Hitchcock sur ce onzième album.
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