Dans le décor imaginé par Aurélia Guillet, les replis de la mémoire se font voilage et les souvenirs prennent voix. Le Train Zéro est le récit d’un homme victime d’un régime totalitaire, seul face à ses fantômes.
Métaphore saisissante que celle d’un train filant vers l’inconnu et drainant avec lui les souvenirs de toute une vie. Le Train Zéro, de l’auteur russe Iouri Bouïda, est une plongée crue, hyperréaliste et hallucinée dans l’enfer totalitaire de l’ex- Union Soviétique, écrite neuf ans après la chute du mur de Berlin. Aujourd’hui, Iouri Bouïda aime à dire : “Ma patrie a un présent russe et un avenir humain.” C’est ce dont témoignait déjà le monologue d’Ivan Ardabiev qui structure le récit du Train Zéro.
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Blotti dans la salle du Terrier au sous-sol du TGP, le décor imaginé par la metteuse en scène Aurélia Guillet superpose plusieurs espaces à l’aide de rideaux de tulle ou de toiles, comme autant de strates de mémoire. D’abord de dos, pendant qu’on entend hurler le passage d’un train, l’acteur Miglen Mirtchev incarne Ivan Ardabiev avec une présence rare, rude et tendre à la fois, obstiné et rêveur. Il entre doucement dans les plis de sa mémoire et sa voix rocailleuse s’accorde intensément à son regard, où la mélancolie le dispute à la désillusion. Un bloc d’absurde ténacité.
Un destin en ligne droite
Ivan revient de loin et il n’ira nulle part, son destin est en ligne droite, aiguisé comme un rasoir. Ennemis du peuple, ses parents se sont suicidés sous ses yeux quand il avait 10 ans et il a grandi dans un orphelinat avant d’être envoyé à la Station 9. Il est l’un des premiers arrivés sur ce bout du monde aux confins de la Russie, colonie ferroviaire construite dans le seul but de veiller au bon passage du Train Zéro chaque jour à minuit. “Cent wagons aux portes bouclées à mort et plombées, deux locomotives à l’avant, deux à l’arrière, tchouk-tchouk… hou-ou ! Cent wagons. Lieu de départ, inconnu. Lieu de destination, secret.”
Surveillée par des militaires, la colonie réunit des hommes et des femmes ; quant aux enfants, la plupart sont mort-nés. Des couples se font, se défont, déchirés par la folie, le chagrin. Et puis, la colonie est vidée de ses habitants, et seul reste Ivan en compagnie de ses souvenirs. A son monologue répondent, en voix off, celles et ceux qu’il a aimé.e.s, jalousé.e.s, aidé.e.s ou tué.e.s. Fira, l’épouse de Micha, qu’il désire au-delà de tout, et qui est l’amante du colonel.
Aliona, “vagabonde dans l’âme”, qui lui donnera un enfant avant de se jeter sous le train. Alienka, sa fille, partie étudier à Moscou. Toutes ces voix peuplent sa solitude, trahissent son entêtement à rester là alors que la station est devenue inutile. Elles donnent sens à ce qui résiste à l’arbitraire d’une existence vouée à l’isolement, à l’interrogation constante de l’usage de ce train, au point de devenir fou ou de se jeter sur les rails.
“Le théâtre est un endroit où nous pouvons collectivement regarder nos blessures” Aurélia Guillet
Ce faisant, Aurélia Guillet y réaffirme sa conviction que “le théâtre est un endroit où nous pouvons collectivement regarder nos blessures. Ce n’est pas un espace d’affirmation péremptoire, mais un lieu d’apaisement, de reconnaissance, où nous pouvons douter sereinement et de manière constructive.”
Le Train Zéro de Iouri Bouïda, mise en scène Aurélia Guillet, avec Miglen Mirtchev et les voix de Claire Aveline, Marc Barbé, Bénédicte Cerutti… Jusqu’au 26 janvier, TGP, Saint-Denis
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