1917 de Sam Mendes plonge le spectateur dans l’horreur de la Première Guerre mondiale au fil de l’illusion d’un unique plan-séquence. À l’occasion de la sortie du film, retour sur douze œuvres contemporaines qui se sont emparées de ce procédé avec éclat.
Procédé de mise en scène dont la virtuosité n’a d’égale que la complexité d’exécution, le plan-séquence constitue l’une des figures les plus investies – et commentées – du cinéma, qui s’en réserve la spécificité. Par définition, il opère la superposition entre une unité dramatique (la séquence) et un geste technique (la prise de vue unique) en vue de proposer au spectateur une continuité spatio-temporelle non morcelée. En pratique, on l’oppose au plan long, généralement fixe, par son recours à des mouvements de caméra chorégraphiés, et on accepte qu’il transgresse le cadre strict de la séquence par fractionnement ou débordement.
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On a coutume d’affirmer que la scène de L’Aurore de Friedrich Wilhelm Murnau (1927), dans laquelle le paysan retrouve son amante de nuit dans un champ, constitue le premier plan-séquence de l’Histoire. Déroulé jusqu’aujourd’hui, ce fil stylistique reste étroitement lié à l’évolution des techniques cinématographiques. Si l’apparition du parlant a restreint pour un temps la mobilité des caméras, et que la durée des bobines de pellicule limitait son envergure temporelle, le procédé a marqué des œuvres aussi différentes que La Corde d’Alfred Hitchcock (1948, dans lequel des artifices de montage donnent l’illusion de son extension à l’échelle du film), La Soif du Mal d’Orson Welles (1958), Soy Cuba de Mikhail Kalatozov (1964) ou Profession : reporter de Michelangelo Antonioni (1975).
L’invention du Steadycam (un stabilisateur de caméra portatif) par Garrett Brown dans les années 70 lui donne des ailes en offrant aux opérateurs une alternative à la machinerie traditionnelle (grue, Dolly…) : Stanley Kubrick (Shining, 1980), Robert Altman (The Player, 1992) ou Brian de Palma (Snake Eyes, 1998) strient alors leurs narrations d’arabesques virtuoses. Quant à l’apparition du cinéma numérique, elle fait sauter les écrous temporels qui l’enserraient encore, et permet de le détacher des contingences physiques par le recours à des effets digitaux de plus en plus sophistiqués.
Malgré son importance dans le paysage audiovisuel, le plan-séquence reste une figure de style difficile à appréhender. Instrument privilégié du réalisme cinématographique en ce qu’il limite la manipulation par le montage de la matière enregistrée, il ne cesse d’exhiber en creux la prouesse technique qui a présidé à sa fabrication. Et si l’absence de coupe et le rapport organique au temps qu’il induit tendent à suspendre l’incrédulité du spectateur, le sentiment d’immersion est parfois troublé par les audaces d’une caméra à la liberté démiurgique.
À l’occasion de la sortie de 1917 de Sam Mendes, où l’absence de coupe confère au trajet de ses deux soldats sa pleine démesure physique et mentale, retour subjectif et non exhaustif sur douze plans-séquences marquants du 21ème siècle.
L’Arche russe, d’Alexandre Sokourov, chef opérateur : Tilman Büttner (2002)
Invisible à ceux qui l’entourent, un réalisateur est projeté par magie dans le Musée de l’Ermitage de Saint-Petersbourg, au XVIIIè siècle. En compagnie d’un diplomate français, il va traverser l’histoire houleuse de la Russie. Constitué d’un unique plan-séquence de quatre-vingt-seize minutes tourné au Steadicam et en vidéo haute définition, L’Arche Russe constitue un tour de force dont la réalisation n’aurait nécessité que quatre prises ! Dans le sillage de sa caméra fantôme, le spectateur est plongé dans un ballet stupéfiant dont la mise en mouvement aura mobilisé un millier acteurs et de figurants. Loin de comprimer le film, la prouesse technique (il s’agit notamment du premier long-métrage réellement tourné en une seule prise) lui offre l’ampleur nécessaire à son ambition : embrasser d’un seul geste trois cents ans d’art, de culture et d’Histoire.
Panic Room, de David Fincher, chefs opérateurs : Conrad W. Hall et Darius Khondji (2002)
Entièrement prévisualisé en 3D, le huis clos domestique de David Fincher nous offre un plan-séquence virtuose à valeur programmatique. Alors que les personnages interprétés par Jodie Foster et Kristen Stewart dorment dans leurs chambres, deux malfrats pénètrent dans la maison. Dégagée de toutes contingences physiques par la grâce des effets numériques, la caméra traverse le plancher, s’engouffre dans une serrure ou passe dans l’anse d’une cafetière. Son absolue liberté de mouvement renforce par contraste l’enfermement des personnages, et installe le décor comme surface de projection physique de l’affrontement mental à venir.
Elephant, de Gus Van Sant, chef opérateur : Harris Savides (2003)
Le 20 avril 1999, deux élèves se livraient à une tuerie dans les couloirs de leur lycée de Columbine. Formellement inspiré par le court-métrage homonyme du britannique Alan Clark, Gus Van Sant livre une vision personnelle, poétique et sensorielle du drame, sans tenter de lui apporter une explication rationnelle. Au fil de longs plans-séquences emboîtant le pas des personnages, il explore l’espace et le temps du lycée comme dans un rêve cotonneux sur le point d’être avalé par l’obscurité. La froideur conceptuelle du dispositif (épuisement d’un lieu figuré comme un labyrinthe cérébral, éclatement et recoupement des points de vue) est tempérée par l’empathie du regard porté sur les adolescents : le projet narratif et esthétique se déploie à leur hauteur.
Kill Bill : Volume 1, de Quentin Tarantino, chef opérateur : Robert Richardson (2003)
Lorsqu’elle pénètre dans un resto club musical pour affronter son ancienne partenaire de crime O-Ren Ishii, la Mariée (Uma Thurman) s’isole dans les toilettes pour se préparer au combat. La caméra abandonne alors le personnage pour voguer à travers le décor en bondissant d’une action à une autre comme une abeille butineuse : dans le couloir, le couple de gérants est au bord de la crise de nerfs ; sur scène, un trio de musiciennes fait swinguer le public ; à l’étage, Sophie Fatale est prise d’une envie pressante… Mû par un pur principe de plaisir et une ivresse chorégraphique, ce plan-séquence est à l’image du film, généreux, virtuose et gratuit.
Les Aventures de Tintin : Le Secret de la Licorne, de Steven Spielberg, chef opérateur : Janusz Kamiński (2011)
Quand Steven Spielberg et Peter Jackson décident de transposer Tintin à l’écran, leur choix se porte sur une technique visuelle mixte couplant la motion capture à des environnements conçus par ordinateur. Ils espèrent ainsi respecter la ligne claire caractéristique d’Hergé tout en lui insufflant un photoréalisme inédit. Si le résultat final manque parfois de cohérence sur le plan scénaristique, il est impressionnant d’un point de vue technique. En témoigne la scène de course-poursuite dans les rues de Baggha, plan-séquence bondissant d’un point d’ancrage et d’un personnage à un autre comme un wagonnet lancé à pleine vitesse dans des montagnes russes. L’apport des effets spéciaux numériques et des techniques d’animation permet à au procédé de sortir de ses gonds.
Gravity, d’Alfonso Cuarón, chef opérateur : Emmanuel Lubezki (2013)
Si le cinéaste mexicain avait déjà prouvé son goût pour les plans-séquences dans Y tu mamá también (2000) et Les Fils de l’homme (2006), il trouve dans son survival spatial le terrain idéal pour en déployer la puissance visuelle. Au début du film, la caméra flotte aux côtés de trois astronautes affectés à une mission de maintenance sur un télescope : à rebours des règles classiques de découpage, elle semble soumise à la même absence de gravité que les personnages, dont elle embrasse les échanges au fil d’une chorégraphie aquatique. Lorsqu’une pluie de débris met en danger la mission, le cadre s’emballe et tourbillonne jusqu’à la limite du supportable : ce vertige initial imprimera le reste de l’aventure.
True Detective S1E4 : Qui est là ? de Cary Joji Fukunaga, chef opérateur : Adam Arkapaw (2014)
Après avoir déroulé pendant près de quatre heures son intrigue sur le tempo retenu d’un polar envoûtant et poisseux, la première saison de True Detective avait pris tout le monde de court en changeant brusquement de rythme. Infiltré dans un gang de bikers pour se rapprocher du suspect principal de l’enquête, Rust Cohle se retrouve embarqué dans une mission à haut risque : déguisés en policiers, ses membres décident de braquer un dealer de Houston, et la série trouve un souffle que n’aurait pas renié le Michael Mann des grandes heures. Après quelques prémices tendues, un impressionnant plan-séquence de six minutes se met en branle et entraîne le spectateur dans un cauchemar irradié de cris, de cuir et de coups de feu.
Le Fils de Saul, de Laszlo Nemes, chef opérateur : Mátyás Erdély (2015)
Le premier long-métrage du cinéaste hongrois a suscité des débats houleux dès sa projection à Cannes. Majoritairement constitué de plans-séquences rivés au dos de son personnage principal, membre des Sonderkommando d’Auschwitz-Birknau, le film opère une plongée subjective dans les camps d’extermination nazis. Si le recours à un procédé immersif a été vivement critiqué par une partie de la presse (comme le travelling, le plan-séquence est aussi affaire de morale, et la Shoah ne se prête peut-être pas à une représentation « comme si vous y étiez »), nombreux ont défendu ce parti pris comme un choix historique et éthique, celui de donner à voir avec le plus d’exactitude possible ce qui restait jusqu’ici comme un trou noir de la représentation réaliste et de mettre en lumière le hors-champ invisible des rares images qui nous sont parvenues depuis les camps.
Victoria, de Sebastian Schipper, chef opérateur : Sturla Brandth Grøvlen (2015)
Comme L’Arche russe avant lui, Victoria a été tourné en un seul plan. Mais contrairement aux chorégraphies élégantes de son prédécesseur, le long-métrage de Sebastian Schipper opte pour une forme rugueuse, heurtée, presque épileptique pour filmer les pérégrinations nocturnes d’une jeune espagnole à Berlin. Là où la majorité des cinéastes répètent chaque détail de leur ballet technique pour ne rien laisser au hasard, le réalisateur allemand a choisi une approche plus intuitive, propice à l’improvisation. Comme une façon d’accorder par le risque la forme du film à son propos, celui d’une nuit sur le fil de rasoir, entre l’ivresse et les gouffres.
Atomic Blonde, de David Leitch, chef opérateur : Jonathan Sela (2017)
Après avoir été cantonnée pendant des années à des rôles secondaires, puis avoir vécu une relative traversée du désert en actrice caméléon, Charlize Theron est née une nouvelle fois au cinéma devant les caméras de George Miller. Dans Mad Max : Fury Road, elle incarnait l’impératrice Furiosa, une guerrière charismatique hantée par un lourd passé. Désormais reine des bad ass girls et corps étendard d’une féminité libérée, elle rend les coups avec fureur et panache dans des productions aussi différentes que Fast & Furious 8 ou Atomic Blonde. Dans ce dernier, le réalisateur David Leitch, ancien cascadeur et chorégraphe de combats ayant officié sur la trilogie Matrix, permet à la comédienne et à son personnage de déployer toute l’étendue de leur talent guerrier le temps d’un plan-séquence hyperréaliste à la sauvagerie inouïe.
The Haunting of Hill House E6 : Les Deux Tempêtes, de Mike Flanaghan, chef opérateur : Michael Fimognari (2018)
Après le suicide de Nell, la famille Crain se réunit pour une veillée funéraire. Alors que l’orage gronde et que les tensions s’exacerbent, les souvenirs d’une nuit oubliée remontent à la surface. Bien que l’on puisse lui reprocher sa dimension performative et quelques baisses de rythme, le plan-séquence qui traverse le sixième épisode de la série horrifique de Mike Flanaghan en accomplit par le geste le programme souterrain : embrasser dans un même mouvement le passé et le présent, l’origine des traumas et leurs séquelles intimes, les affects bouillonnants et les fantômes sans sommeil.
Un grand voyage vers la nuit, de Bi Gan, chef opérateurs : Yao Hung-i, David Chizallet et Dong Jingsong (2019)
Dans son premier long-métrage Kaili Blues, Bi Gan suivait un personnage de médecin dans une quête hallucinée au moyen d’un plan-séquence virtuose. D’un trajet à moto à un concert de rock et au gré des rencontres (ou des fantômes), les espaces s’entrechoquaient et le temps s’enroulait sur lui-même. Un grand voyage vers la nuit rejoue ce vortex narratif et formel surgissant à mi-parcours pour faire entrer le film et ses spectateurs dans un univers aux repères distordus. Cette fois la transition est plus franche, et s’accompagne d’une afféterie technique : au lieu d’un glissement somnambulique, le personnage entre dans un cinéma et nous invite à chausser des lunettes 3D. Le voyage qui s’ensuit pourrait se vivre comme une variation sur la première partie du film embrassée par un regard nouveau, tour à tour émerveillé par la prouesse chorégraphique à laquelle il est convié et suspendu à la dose de hasard, donc de risque, qui l’infuse. Du grand art.
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