A l’occasion de la sortie du livre 209 rue Saint-Maur, Paris Xe, Arte rediffuse le documentaire de Ruth Zylberman sur les habitants de cet immeuble pendant l’Occupation, et les stigmates laissés sur eux par la guerre.
C’est un immeuble ordinaire de cinq étages dans le Xe arrondissement de Paris. A l’intérieur, on dénombre 300 personnes en 1936, selon le dernier recensement avant la guerre. Il y a la concierge, l’épicière, la femme de ménage, le bougnat, le camelot, le gendarme. Des ouvriers, surtout : tricoteurs, coupeurs, couturières, zingueurs…
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Des “petites gens”, comme le résume Albert Baum, né en 1925 et qui a grandi au 209 rue Saint-Maur. Ce lieu chargé de mémoire, Ruth Zylberman le dépoussière de manière méticuleuse et sensible dans son documentaire Les Enfants du 209 rue Saint-Maur, qu’Arte rediffuse à l’occasion de la sortie d’un livre complémentaire, 209 rue Saint-Maur, Paris Xe – Autobiographie d’un immeuble. La famille d’Albert Baum a fui la Pologne “parce que c’était un Etat fasciste, et la France était le pays des droits de l’homme et de la Révolution française dans leur esprit”, explique-t-il. Chez lui, on est communiste, des “rouges de rouge”, comme dit Jeanine Dinanceau, une voisine.
Sur une photo prise à la Fête de l’Humanité, le jeune Albert pose à côté de son cousin et de sa petite sœur. Derrière eux, son oncle, Isaak Goura, qui habite aussi au 209, lève le poing. Son geste a cependant été caché avec de l’encre, pour que l’image ne les compromette pas si elle venait à tomber entre les mains de la police.
Des trous dans la mémoire
Ce sont toutes ces occultations, de la plus infime à la plus colossale – comme le fait d’oublier ses parents, et de tirer un trait sur son passé –, qui font la matière de ce film multiprimé sorti en 2017. Car sur les 300 habitants du 209 rue Saint-Maur, un tiers étaient juifs, et 52 ont été déportés pendant l’Occupation. La vie de l’immeuble a basculé le 16 juillet 1942. “Du jour au lendemain, l’enfance s’est arrêtée”, se souvient Odette Diamant, qui vivait avec sept membres de sa famille dans deux pièces toutes petites.
Ce jour-là, les bottes des soldats allemands foulent les vieux escaliers en bois du 209, qui semblent encore en grincer d’effroi. Dix-sept personnes, dont les quatre membres de la famille Baum, sont arrêtées sous le regard ébahi et terrorisé des voisins non-juifs, direction le Vel’ d’Hiv. Les parents et la petite sœur d’Albert sont déportés et séparés de lui. Ils ne reviendront pas des camps. “Jusqu’à mon retour de déportation, je n’ai plus jamais pensé à ma famille, à mon passé, tout ça, c’était oublié, enfoui”, témoigne-t-il sous le regard plein de tristesse de sa femme Hélène.
“Je ne suis jamais vraiment revenu des camps” Albert Baum
Au fil de l’enquête de Ruth Zylberman, qui observe la grande histoire depuis le cadre microscopique d’un voisinage, la mémoire des survivants – trouée par réflexe de survie – resurgit. Pendant longtemps, Albert Baum confie avoir été incapable de tenir un enfant dans ses bras, parce qu’il a vu un SS balancer un gamin dans un wagon bondé “comme on jette un os à un chien”.
“Je ne suis jamais vraiment revenu des camps”, dit-il. Aujourd’hui octogénaires ou nonagénaires, les ex-habitants du 209 étaient très jeunes quand leurs marelles dans la cour de l’immeuble ont été interrompues par l’Occupation, l’aryanisation des biens juifs et la collaboration. Encouragés à recoller les pièces du puzzle, ils se souviennent des interdictions qui les frappaient tout à coup, de l’étoile jaune qu’on les obligeait à porter, des affiches de propagande antisémite et de la peur des rafles. Beaucoup ne peuvent réprimer leurs larmes.
Mouchards et résistants
Le 209 a eu ses mouchards, bien sûr, comme cette voisine qu’ils surnomment “la muette”, et qui savait très bien écrire pour indiquer aux policiers les appartements où se cachaient des Juifs. Mais l’immeuble a aussi hébergé des gestes de résistance et de solidarité, comme celui du gendarme Jean Migeon, qui passait les prévenir quand on venait les arrêter. Ou celui de Désiré Dinanceau, dont le fils, à sa grande honte, était collabo, mais qui a tout de même caché chez lui des enfants juifs.
Pour être sûr qu’ils ne soient pas dénoncés, il avait menacé son fils avec un couteau, qu’il a toujours gardé comme une relique du passé. “C’est pas toujours beau, les familles”, marmonne Jeanine, sa fille, que ces souvenirs bouleversent. Henry Osman, retrouvé aux Etats-Unis par la réalisatrice, a pour sa part oublié jusqu’au visage de ses parents. Il avait pourtant 5 ans lorsque sa mère l’a confié, in extremis, à une organisation clandestine avant d’être déportée.
C’est dire l’épaisseur de la chape de plomb. Sa seule réminiscence du 209 était les cris des voisins du dessus qui tapaient sur le sol : “Les Juifs dehors !” Il a fallu qu’il traverse l’Atlantique pour que des bribes de son enfance lui reviennent, en passant le porche de l’immeuble. Comme quoi, quand l’esprit humain doit abdiquer, il peut toujours compter sur la mémoire des lieux.
Les Enfants du 209 rue Saint-Maur le 27 janvier à 22h35 sur Arte
209 rue Saint-Maur, Paris Xe – Autobiographie d’un immeuble (Seuil/Arte), 448p., 23€
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