Avec Le Consentement, le livre événement où Vanessa Springora décrit l’emprise qu’exerça sur elle Gabriel Matzneff, c’est tout un système de caste que l’autrice dévoile.
Le père de Vanessa Springora est mort la semaine dernière. Alors qu’elle “tue” Gabriel Matzneff, c’est son père qui meurt. Comme si, entre le symbolique et la réalité, un phénomène de cause à effet s’était opéré. Les deux figures masculines sont d’ailleurs liées dans Le Consentement (Grasset), son texte paru le 2 janvier : tout porte à croire qu’il n’y aurait pas eu de Gabriel Matzneff dans la vie de la petite Vanessa, qu’elle ne serait pas tombée à 13 ans sous l’emprise – et dans le système pédocriminel – de cet écrivain de 50 ans si son père avait été présent, aimant, protecteur.
En 1999, lorsque Christine Angot avait publié L’Inceste, son violeur de père était mort deux semaines après. Est-ce que la prise de parole des femmes abusées a le pouvoir de tuer les pères ? Non. Leur littérature ne tue pas le père mais le patriarcat. Car Le Consentement s’attaque à un autre consentement, celui de tout un milieu, qui a consenti aux actes de Gabriel Matzneff, à sa célébrité dans les années 1980, à ses livres, à son impunité. En quelques jours, la “Vanessa” présente dans son Journal intime comme objet est devenue sujet. Plus encore, “Vanessa” est devenue le nom d’une révolte – contre un système fait de mots, de connivences, de silences, mis en place par des dominants, tout un système protégeant un pédophile, appelons les choses par leur nom, connu de tous.
Des êtres se protégeant les uns les autres pour conserver leur pouvoir, leurs privilèges
Vanessa Springora est devenue “Vanessa” dans les conversations, comme s’il faisait bon, ces jours-ci, afficher sa proximité avec elle, une familiarité solidaire. Ça n’a pas toujours été le cas. Gabriel Matzneff ne s’est jamais caché de son goût pour Les Moins de seize ans (titre d’un de ses livres), il a été invité à la télé, a reçu des prix importants (dont le prix Renaudot de l’essai récemment, en 2013), des aides financières, notamment par le CNL, des décorations de l’Etat, un appartement de la Ville de Paris…
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C’est un système de caste qu’a dévoilé Le Consentement, des êtres se protégeant les uns les autres pour conserver leur pouvoir, leurs privilèges, et le pouvoir, le privilège, c’est ce qui s’exerce toujours contre autrui. Même si depuis la parution du livre de Vanessa Springora on a beaucoup accusé les intellectuels de gauche post-68, le laxisme et la permissivité des années 1970-80, ce système de domination de caste relève davantage d’un réflexe de grand bourgeois de droite, de colon, un réflexe d’Empire. En toute cohérence, Matzneff allait en Thaïlande baiser des petits garçons de 11 ans obligés de se prostituer à cause de leur misère. Le riche domine le pauvre ; le Nord, le Sud ; les adultes; les enfants, etc.
C’est à se demander, dans ce qui est devenu “l’affaire Matzneff”, si la littérature n’aura pas été, plutôt que la raison d’un tel “consentement”, son cache-sexe. Car peut-on trouver belle la description d’une forme de domination sur des gamin.e.s en sachant à quel point ils et elles en souffrent ou en souffriront ? Fallait-il, vraiment, attendre le livre de Vanessa Springora pour éprouver de l’empathie avec les très, les trop jeunes, dont parle Matzneff dans son journal intime ? Gallimard vient de mettre un terme à sa publication. Trois semaines avant la bombe “Vanessa”, la maison d’édition publiait le 14 novembre L’Amante de l’Arsenal – Journal 2016-2018. On y lit des phrases plates, des prénoms de jeunes amantes, Maud, Virginie, épinglées comme des papillons, mais surtout les menus de ses déjeuners et dîners chez Lipp ou ailleurs. Ils ont consenti à Gabriel Matzneff pour ça ?