Peu avant l’élection de Trump, l’auteur new-yorkais d’origine russe s’est lancé dans un voyage à la rencontre de l’Amérique blanche. Il en a tiré Lake Success, un roman drôle et féroce.
“C’est l’une des nuits les plus traumatisantes dont je me souvienne, avec celle du 11-Septembre.” Ce soir-là, nous confie Gary Shteyngart, il était sur la terrasse d’un penthouse dominant Central Park. 450 mètres carrés en duplex et un bar à chaque extrémité de l’appartement. L’hôte, un ami de l’écrivain, est gestionnaire d’un fonds à Wall Street.
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Pendant que les invités sirotent des nasty woman et des bad hombre – deux cocktails rebaptisés pour l’occasion –, des écrans de télé diffusent CNN et MSNBC. Tout le monde est serein, confiant quant au dénouement de la soirée.
Vers 22 heures pourtant l’ambiance s’électrise : le baromètre en ligne du New York Times passe d’“Imprévisible” à “Probable” puis à “Très probable”. La débandade guette. Quand la Floride tombe, les gens se ruent vers les ascenseurs. “Plus personne ne supportait la situation, se souvient Shteyngart, j’étais moi-même tellement flippé que je suis rentré chez moi pour prendre des somnifères. J’avais juste envie de dormir. Je n’ai même pas regardé les news.”
“En me réveillant j’avais reçu un mail d’un ami allemand qui me disait : ‘Nous sommes prêts à t’accorder l’asile.’ Et là, j’ai pensé : ‘Oh nooon : il a gagné.” Le 8 novembre 2016, à la surprise générale, Donald Trump devenait le 45e président des Etats-Unis.
Un voyage et de mauvais pressentiments
Cette scène, Gary Shteyngart la reproduit quasiment à l’identique dans Lake Success, son quatrième roman qui vient de paraître en France, une satire cruelle et drolatique de l’Amérique de Trump et d’une finance post-subprimes aussi irresponsable qu’avant la crise.
Début décembre, dans les bureaux de son éditeur parisien, l’écrivain new-yorkais d’origine russe prend un malin plaisir à en ajouter une couche quand on lui oppose que la comparaison avec le 11-Septembre est peut-être un peu exagérée.
“Je vous jure que c’était la même chose. Le lendemain de l’élection, les gens erraient dans la ville en état de choc. Ils pleuraient et se serraient dans les bras. Exactement comme après les attentats. Personne ne s’attendait à ça. L’effet de surprise a été dévastateur.”
“Dans mon entourage, on ne connaissait que des gens de New York ou de San Francisco. Mais il y a un pays entier entre ces deux villes”
Si personne n’avait vu venir le sacre du Tycoon à mèche, l’écrivain nous confie qu’il avait quand même eu un “mauvais pressentiment” quelques mois plus tôt.
Une sale appréhension qui l’avait poussé à se lancer dans un road trip en bus à travers le pays : “Dans mon entourage, on ne connaissait que des gens de New York ou de San Francisco. Mais il y a un pays entier entre ces deux villes. J’ai pensé qu’il serait intéressant d’aller voir ce qu’il s’y passait.”
Un autre visage de l’Amérique, celui d’un pays pauvre
Entre juin et septembre 2016, Shteyngart a donc pris la route à bord d’un “dog”, comme les surnomment les Américains, ces cars de la société Greyhound qui sillonnent le territoire chargés des exclus du rêve américain.
“Quand je suis monté dans le car, se souvient l’écrivain, j’étais persuadé, bien sûr, qu’Hillary allait gagner. Mais pendant le voyage, chaque personne que j’interrogeais me disait : ‘Tout le monde la déteste !’ J’étais tellement choqué ! OK, c’est une bureaucrate ennuyeuse, mais comment était-il possible de lui préférer Trump ? Au final, ça a été très instructif comme voyage, une bonne manière de voir ce qu’il se passe vraiment ici.”
Durant le trajet qui le mène d’Atlanta à El Paso en passant par Baltimore, Gary Shteyngart qui a grandi à New York découvre un autre visage de l’Amérique. Celui d’un pays pauvre qui semble tout droit sorti “d’un autre siècle, surtout dans les Etats du Sud”.
Cette “colère blanche” sur laquelle Trump a joué pour se faire élire
L’auteur, qui revient alors d’un séjour à Cuba, se souvient que certains coins du Mississippi lui rappellent La Havane : “C’est à peine croyable ! Et dans le même temps, comme les Etats-Unis continuent d’être plus que jamais le pays des ultra-riches, je pense que son développement profondément inégalitaire tend à en faire un Etat davantage semblable à la Russie ou au Kazakhstan.”
Au gré des rencontres et des conversations dans les cars, l’écrivain prend aussi conscience de cette « colère blanche » sur laquelle Trump a joué pour se faire élire.
Une odyssée routière
“Avant, si vous étiez blanc aux US, vous étiez presque assuré de tout avoir : une belle maison avec trois chambres, deux voitures, un garage. Vous aviez l’assurance que vos enfants continueraient sur vos traces ou feraient même quelque chose de mieux.”
“Mais le système a commencé à s’effondrer dans les années 1980. Aujourd’hui, tout cela a disparu. Et qui blâmer pour ça ? La seule chose que l’Amérique a toujours promise aux Blancs, c’est, aussi pourrie que la situation puisse être, qu’il y aura toujours quelqu’un de plus bas qu’eux. C’était le fond du discours raciste de Reagan à l’époque. Alors, les Blancs se sentaient mieux, privilégiés. Je crois que le message de Trump est exactement le même.”
C’est de cette odyssée routière qu’est né Lake Success. L’auteur l’assure : “Beaucoup de choses qu’on trouve dans le roman me sont réellement arrivées. C’est presque journalistique finalement.”
Dans ces pages mi-tragiques, mi-drolatiques, on suit Barry Cohen, gestionnaire de fonds new-yorkais en burn-out. Quand on le découvre à l’orée du roman, il a 2,4 milliards d’actifs en gestion, un taux d’alcoolémie stratosphérique et une plaie sanglante au visage. Battu par la nounou philippine de son jeune fils autiste, méprisé par sa femme, le financier suant cherche désespérément à se procurer un ticket “au guichet socialiste de la Greyhound”. Nostalgique et bourré, il a décidé sur un coup de tête de fuir sa famille pour partir à la recherche de son amour de jeunesse perdu.
“La finance me paraissait être le moyen le plus rapide de s’enrichir”
C’est le début d’une quête rocambolesque à travers l’Amérique en bascule. Une aventure aussi comique que pathétique doublée d’un réquisitoire sévère contre le monde de la finance et ses sbires dégénérés. Un genre d’American Psycho à la sauce Woody Allen : “Lorsque vous travaillez dans ce milieu de la finance tous les jours, précise Shteyngart, vous devenez de moins en moins humain. Vous commencez à tout envisager en termes de transaction. Pas seulement les objets, mais aussi les relations et les personnes. Vous pensez à la valeur qu’ils représentent. Et Trump est bien sûr l’exemple le plus flagrant de ce genre de pensée. C’est extrêmement déprimant.”
Pourtant, adolescent, l’auteur a voulu se lancer dans la finance. C’était les années 1980, Michael Douglas recevait l’Oscar pour son rôle de banquier hystérique dans Wall Street d’Oliver Stone, et la famille Shteyngart, tout juste débarquée d’URSS, vivait modestement dans le Queens.
“Nous étions très pauvres. La finance me paraissait être le moyen le plus rapide de s’enrichir. Mais le plus marrant, c’est que je n’ai absolument aucune aptitude pour ces trucs, je peux à peine additionner deux sommes. Alors je suis allé dans une fac marxiste dans l’Ohio, j’ai commencé à écrire beaucoup et à me dire que j’aimais vraiment ça.”
Aujourd’hui, l’écrivain vit à la campagne la moitié de l’année
L’ironie de l’histoire, c’est que, vingt ans plus tard, Gary Shteyngart s’est retrouvé cerné par les traders et les gestionnaires de fonds. Auteur à succès, célébré et adapté, il fait partie des rares écrivains privilégiés à pouvoir encore se loger à Manhattan, en bon voisin des hedge funds guys.
“J’ai passé quatre ans à traîner avec ces gens, raconte-t-il en rigolant. Ce sont les seuls qui restent à Manhattan. Tous mes amis ont dû partir. Et le pire, c’est qu’ils sont très accueillants. C’était amusant pour eux de traîner avec quelqu’un du monde de la culture. Ils passaient leurs journées à se plaindre de leurs femmes et de leurs enfants et de leurs vies misérables, et moi je les écoutais et je les emmenais dans les bons restos de New York.”
Aujourd’hui, l’écrivain vit à la campagne la moitié de l’année. Il travaille depuis son lit – “comme Proust” – sur le mouvement BirthStrike, ces jeunes qui décident de ne pas avoir d’enfant pour des raisons écologiques. Lake Success est en cours d’adaptation sous forme de série pour HBO avec Jake Gyllenhaal dans le rôle de Barry.
Bref, tant qu’il ne pense pas à l’échec annoncé de la procédure d’impeachment contre Trump et à sa réélection “plus que probable” en novembre prochain, Gary Shteyngart est presque heureux. Enfin, autant que le lui permettent “ses dispositions génétiques de P.A.S” – pessimiste ashkénaze soviétique.
Lake Success (Editions de l’Olivier), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphane Roques, 384 p., 24 €
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