L’anthropologue et romancier met au jour la symbolique des mots avec maestria par le biais d’une magnifique histoire d’amour avec, en parralèle, un essai implacable sur les réseaux sociaux.
“Qu’est-ce que je fais là avec Laura, en pleine nuit, devant l’usine du père de ‘’Héritier’, une fabrique de prothèses médicales ?”, se demande le narrateur au début de Laura. Comment s’est-il retrouvé sur ce parking, à boire du rosé alors qu’il fait moins dix degrés, avec cette femme qu’il aime depuis toujours, sans le lui avoir jamais dit ? “On va la faire cramer l’usine à Papy !” lui rétorque-t-elle. Le drame qui pourrait advenir, l’assaut de l’usine, ne vient pas.
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Situation à la Godot, où, comme dans la pièce de Beckett, l’attente devient l’intrigue. Les deux protagonistes n’ont a priori plus grand-chose en commun : lui s’est installé à Paris, a fondé une famille ; elle est restée cette fille de mauvaise vie, engluée dans ce bled dont elle ne sortira jamais. Il n’a pourtant jamais cessé d’aimer Laura, de penser à elle, de prendre de ses nouvelles. Un amour resté platonique mais furieusement sensuel, toujours aussi brûlant à 50 ans passés.
Eric Chauvier est connu pour ses enquêtes qui se lisent comme de la fiction
Il faut reconnaître qu’elle est sublime cette Laura, tragique comme son homonyme, l’héroïne de Twin Peaks, sensuelle comme la Betty de 37°2 le matin de Philippe Djian. Un pur fantasme, dont il connaît la part artificielle, construite par son regard d’homme.
Ecrivain, anthropologue, Eric Chauvier est connu pour ses enquêtes qui se lisent comme de la fiction, portent sur les aspects les plus banals de la vie quotidienne : relations familiales, rencontres, interactions. La façon dont des anomalies surgissent de l’ordinaire à travers le langage, le conditionnement qu’établissent les mots.
Une pensée inspirée par le philosophe américain Stanley Cavell autant que la pragmatique du langage de Wittgenstein et Austin, qui se développe parfois par le biais de la fiction. Ainsi de son livre précédent, Le Revenant, où il imaginait Charles Baudelaire ressuscité dans le Paris d’aujourd’hui sous les traits d’un clochard moribond, incapable de saisir la novlangue des piétons.
Notre entretien avec Eric Chauvier ressuscitant Baudelaire dans Le Revenant
On retrouve aussi dans Laura cette langue percutante, à vif, ce nuancé d’émotions comme autant de matière à penser qui font d’Eric Chauvier un grand écrivain. Il y a tout dans ce livre : la nécessité de l’écrire, la beauté brute, sauvage, douloureuse, de son sujet – l’impossible adéquation du désir à l’être aimé –, l’absurdité totale autant que la vérité absolue des sentiments, forcément complexes, qu’il éprouve pour elle.
Le Didier Eribon de Retour à Reims n’est pas loin
Le plus déchirant, on le comprend au fur et à mesure du roman, construit en flash-backs, est la façon dont la société a, inexorablement, détruit cette fille d’ouvrier, trop belle, libre, effrontée pour ne pas devenir un objet fétiche, convoitée par les garçons du village, conquise enfin par le fils du notable local, qui l’aimera puis l’abandonnera, sous la pression du pater familias soucieux de préserver ses intérêts de classe. Le Didier Eribon de Retour à Reims n’est pas loin.
En complément de ce roman, les éditions Allia ont eu la bonne idée de republier un essai important de l’auteur, La crise commence où finit le langage. On peut y lire la théorie qui sous-tend l’exercice pratique du roman, car ce sont toujours les mots de la crise, crise amoureuse, crise économique, qui parlent ici comme là. Partant d’un cas précis – le coup de fil intrusif d’une télévendeuse –, l’écrivain décrit ses sentiments, ses a priori, sa culpabilité vis-à-vis de cette jeune femme victime du système.
De Facebook et de sa façon de favoriser cet état de malaise de la crise en le faisant passer pour de la communication
Analysant ses impressions dans cette situation ultra-banale, il en arrive à des conclusions philosophiques profondes. Ce qu’il déconstruit, pas à pas, dans les éléments de langage qui le lient comme ceux qui le séparent de son interlocutrice, rappelle d’ailleurs ce qu’il écrit au sujet de Laura dans le roman. A commencer par l’affolante complexité des rapports humains, fondés essentiellement sur des quiproquos, malentendus, hasards ; ces situations où se jouent tant de choses que l’on porte avec soi pour les mettre à nu face à l’autre – origines sociales, genre, etc.
L’essai est accompagné d’un texte inédit d’une très grande actualité : Comment la crise a généré les réseaux sociaux. Chauvier y dresse la généalogie de Twitter, apparu en 2006, dont le nombre d’usagers fut multiplié par cent juste après l’effondrement de l’économie mondiale ; de Facebook, et sa façon de favoriser cet état de malaise de la crise, en le faisant passer pour de la communication. Sa conclusion est si juste qu’elle mérite d’être citée en entier.
“L’existence de chacun ne se renouvellera pas en profondeur sans une clarification régulière de l’usage qui est fait du langage ordinaire. Wittgenstein avait, en son temps, assigné ce projet à la philosophie – ce qui constitue sa profonde modernité. Cet accès à la raison anthropologique de la crise n’est pas la chasse gardée d’une élite de spécialistes. Elle est une discipline de vie, une lanterne pour avancer dans les marais de ce que les historiens et les politiciens nomment ‘civilisation’. Lorsque les mots seront clairement prononcés, le temps sera venu de ne plus se faire d’illusions. »
Laura (Allia), 144 p., 8 € et La crise commence où finit le langage (Allia), 64 p., 6,20 €
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