En 2019, quelle a été la situation migratoire en mer Méditerranée ? Retour sur une année très mouvementée avec Sophie Beau, cofondatrice et directrice générale de l’ONG SOS Méditerranée, qui lutte depuis 2015 pour sauver les personnes fuyant leurs pays sur des embarcations de fortune, au péril de leur vie.
L’année 2019 n’a pas très bien commencé pour SOS Méditerranée, puisque l’Aquarius a dû stopper ses missions de sauvetage à la fin du mois de décembre 2018. Pouvez-vous revenir sur cet événement et sur la manière dont se sont déroulées les choses ensuite ?
Sophie Beau – Effectivement, en 2018, on a connu une année de crises répétées. Avec l’Aquarius, on a été le premier bateau à connaître la fermeture des ports italiens et tout un harcèlement administratif opéré à l’initiative de l’Italie. On a vécu la perte de deux pavillons ainsi qu’un procès qui nous a été intenté par un procureur italien bien connu pour ses prises de position à l’encontre des navires de sauvetage et humanitaires. Tous ces éléments nous ont amenés à renoncer, à contrecœur, à l’affrètement de l’Aquarius à la fin du mois de décembre.
On avait évidemment déjà lancé des recherches pour un nouveau bateau, mais il a été très compliqué d’en trouver un qui répondait à l’ensemble des critères techniques, politiques et financiers que l’on s’était fixés. D’un point de vue technique, il devait être en capacité d’accueillir plusieurs centaines de personnes, être capable de naviguer toute l’année et d’avoir des équipements spécifiques. Suite au harcèlement subi avec l’Aquarius, on a également fait le choix politique d’un navire avec un pavillon qui soit celui d’un Etat – la Norvège – qui protège et qui est en conformité avec le droit international. Enfin, il devait répondre à notre critère financier en sachant que nous avons des moyens très limités : nous vivons de dons privés et n’avons aucune visibilité sur notre avenir financier quand nous démarrons une année.
On a donc affrété l’Ocean Viking en avril 2019, mais il fallait encore qu’on l’aménage avec un hôpital et des conteneurs pour abriter les personnes, entre autres. C’est une étape qu’on a réalisée en deux mois dans un chantier polonais. Au final, ce nouveau navire est particulièrement performant, d’autant plus qu’on a pu bénéficier de l’expérience acquise pendant deux ans avec l’Aquarius afin d’adapter les aménagements aux besoins des équipages et des rescapés. Prêt le 18 juillet, il a quitté le port de Marseille début août et navigue de manière continue depuis.
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Entre-temps, vous êtes donc restés à quai pendant sept mois, dans l’incapacité de repartir en mer. Aviez-vous tout de même eu un aperçu de la situation et d’une éventuelle présence d’autres bateaux sur place ?
Il y a eu quelques périodes, très courtes, pendant lesquelles certaines ONG ont pu naviguer. Mais la criminalisation des navires de sauvetage a été orchestrée de manière à ce que la plupart des bateaux restent bloqués.
En parallèle à cela, il y a eu une réduction des moyens navals européens présents sur place. Bien que ce ne soit pas leur tâche principale, ces derniers effectuent des opérations de sauvetage en cas de situation de détresse. Et ce d’autant plus depuis le printemps 2019, date à laquelle l’opération européenne Sophia, dont le but est de lutter contre les passeurs, a été privée de tout moyen maritime. Mais leur nombre a été une fois de plus réduit et, désormais, il y a encore moins de navires qui circulent.
Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de bateaux de sauvetage en mer que les gens ne traversent pas. Cette année, des personnes ont donc continué à tenter cette traversée et, malheureusement, le taux de mortalité a explosé, notamment sur l’axe de Méditerranée centrale, qui est le plus meurtrier encore aujourd’hui [Si selon l’Observatoire international des migrations et le Haut Commissariat aux réfugiés moins de personnes ont tenté de passer par l’axe Méditerranée centrale en 2019 qu’en 2018, il y a eu proportionnellement plus de morts cette année que la précédente, ndlr].
Le taux de mortalité a-t-il explosé car il y a eu plus de départs, ou est-ce uniquement lié au fait qu’il y a moins de navires présents en mer ?
Les départs sont aujourd’hui beaucoup moins nombreux sur cet axe de Méditerranée centrale. Il y a également beaucoup de personnes interceptées par les gardes-côtes libyens. Depuis 2017, toute une politique d’externalisation s’est mise en place, qui consiste à former, financer et équiper les gardes-côtes libyens pour qu’ils interceptent les embarcations afin de les ramener en Libye.
Les migrants se retrouvent ensuite dans les camps qu’ils avaient fuis quelques jours plus tôt, soumis à des rançons, des viols, des violences physiques et des tortures. C’est un système complètement infernal, légitimé depuis juin 2018 par le transfert de responsabilité.
En 2019, il y a eu une véritable détérioration de la situation en mer Méditerranée. D’après le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR), il y a eu 11 000 arrivées en Italie depuis le début de l’année, ce qui est très peu comparé à 2016 où l’on comptait plus de 180 000 arrivées. Pourtant, on a dénombré cette année 750 morts sur l’axe Libye-Italie – et ce chiffre ne prend pas en compte les embarcations disparues sans laisser de traces -, ce qui donne un taux de mortalité à 4 %. On n’a jamais atteint un tel désastre en mer Méditerranée centrale. C’est une évolution très grave, qui est due au manque de moyens de secours mis en place.
On pourrait pourtant penser que les départs sont moins nombreux en hiver et que la situation se calme un peu à cette période de l’année ?
En hiver, les départs se font plus par à-coups. Lorsque les conditions météorologiques sont extrêmes, les bateaux ne partent pas. Mais du coup, dès qu’il y a une accalmie, plusieurs embarcations vont être poussées à la mer en même temps. Pour nous, c’est encore moins simple à gérer puisqu’à partir du moment où on a déjà opéré un à deux sauvetages, on n’est plus opérationnels.
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Vous nous parliez de la criminalisation des sauvetages, qui est devenue monnaie courante. De quelle manière arrivez-vous à la contourner afin de poursuivre vos opérations ?
Au mois de septembre, le changement de gouvernement italien a permis la réinsertion de l’Italie à la table des discussions. Certes, les Libyens détiennent toujours la charge de la coordination des sauvetages, mais les discussions européennes ont repris avec l’Italie, ce qui est un élément important à prendre en compte.
Avant juin 2018, le système consistait à respecter le droit maritime international, qui oblige les pays côtiers à organiser le débarquement des rescapés dans les délais les plus courts possible, et dans un lieu sûr. Or, un lieu sûr ne peut évidemment pas être la Libye. D’une part car il s’agit d’un lieu de traite humaine et de violences pour les migrants et, d’autre part, car un conflit s’y développe depuis le mois d’avril, avec de nombreux bombardements.
Cette fermeture des ports italiens a souligné le fait qu’un seul pays ne pouvait pas avoir la charge d’accueillir toutes les personnes arrivant sur place. Il est donc indispensable que les différents Etats européens se coordonnent et mettent en application le principe de solidarité pour accueillir de manière coordonnée les personnes rescapées.
D’autant plus qu’on parle de très, très peu de personnes. Cette année, on parle de 1211 personnes pour SOS Méditerranée – soit la moitié des personnes secourues en mer par les ONG. On n’est donc pas sur des proportions énormes, et c’est aberrant de voir qu’à chaque sauvetage, les navires se retrouvent bloqués parce que les Etats n’arrivent pas à se mettre d’accord.
Pourtant, il y a eu des discussions européennes au sujet de la répartition de l’accueil des migrants, d’abord à Paris, puis à Malte et au Luxembourg. Pourquoi les choses n’évoluent-elles pas ?
Justement, parce que l’ensemble des Etats européens n’arrivent pas à se coordonner. On a une locomotive franco-allemande qui tente de mettre en place un accord, mais malheureusement, les autres pays ne répondent pas de manière positive. L’initiative réunit les deux pays en première ligne – Malte et l’Italie – ainsi que la France et l’Allemagne. Mais ces derniers n’ont réussi à convaincre que trois autres pays, le Portugal, le Luxembourg et l’Irlande, ce qui ne suffit pas [Le Monde évoque aussi la Lituanie, ndlr].
Selon moi, le fait de ne pas avoir de traitement automatique de ces questions a un coût politique pour l’image de l’Europe. De plus, cela montre à quel point l’urgence humanitaire n’est pas considérée comme prioritaire, ce qui est vraiment inquiétant. Le droit maritime est bafoué sans que cela ne gêne personne, alors que c’est extrêmement grave en terme de respect des droits fondamentaux européens.
En plus de cela, aujourd’hui, on se trouve presque face à un trou noir d’information du fait de l’absence de coordination des Libyens sur leur soi-disant zone de sauvetage. Les navires de sauvetage tels que le nôtre ne sont plus informés des situations de détresse, comme le prévoit pourtant le droit maritime. L’information devient totalement aléatoire, et on constate également un véritable recul à ce niveau.
Si les Libyens ne correspondent plus avec vous, de quelle manière repérez-vous les embarcations à la dérive ?
Il existe deux, voire trois moyens pour les détecter. La première consiste à découvrir les bateaux en détresse par hasard – ce qui vous laisse imaginer le nombre d’embarcations, sur une zone aussi étendue, à côté desquelles on passe à côté. Dans ce cas, on tente de prévenir les autorités libyennes, mais, la plupart du temps, elles sont injoignables. Et lorsque l’on arrive à le faire, la situation est souvent tendue. Aujourd’hui, les choses se sont un peu apaisées, mais à certains moments, lorsque l’on souhaitait secourir une embarcation, les gardes-côtes nous disaient de ne pas nous en occuper et venaient nous menacer si on s’approchait trop de la zone.
Ensuite, on peut repérer les embarcations par les airs, mais, encore une fois, il vaut mieux compter sur les moyens civils que militaires. La plupart du temps, ce sont de petits avions dirigés par des pilotes volontaires qui nous donnent l’information. Il nous arrive également de travailler avec l’ONG Alarm Phone qui reçoit des signaux de détresse, et nous les répercute. Mais de manière générale, c’est de plus en plus difficile de recevoir les informations.
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Malgré ces obstacles, comptez-vous tout de même continuer vos opérations de sauvetage ?
Oui, avec notre partenaire Médecins Sans Frontières (MSF), nous sommes toujours présents, et nous ne comptons pas nous arrêter là. D’autant plus que nous sommes repartis avec une sécurité maximum, un navire robuste, et un nouveau pavillon. Le vrai challenge se trouve plutôt au niveau du financement. Nous venons de relancer un appel aux dons car les prochains mois vont être décisifs pour nous : on doit récolter 14 000 euros pour chaque jour passé en mer, or, nous sommes dépendants des dons privés.
Pour 2018, notre bilan comptait 98 % de dons privés et 2 % de subventions. On ne reçoit aucune subvention de la part des Etats ou de l’Union européenne, et la part des contributions des collectivités territoriales, bien qu’elles soient à saluer, est bien trop infime. Nous avons donc vraiment besoin de la mobilisation de tous les citoyens pour nous permettre de continuer.
Justement, au niveau de l’opinion publique et de l’intérêt que cette dernière porte à vos missions, avez-vous remarqué un changement ?
Oui, clairement. Par rapport à 2018, je pense qu’il y a un certain effacement, on n’a plus du tout la même visibilité médiatique. Et moins de visibilité médiatique, c’est aussi moins de personnes qui savent ce qui se passe, d’intérêt pour la cause et de notoriété. Au final, c’est dur de garder les mêmes contributions.
En quatre mois, l’Ocean Viking a secouru plus de 1200 personnes. Vendredi 20 décembre, 112 personnes qui se trouvaient à bord d’un bateau pneumatique dégonflé ont été secourues.
Propos recueillis par Julia Prioult