L’année 2019 marquait le quarantième anniversaire de la sortie de l’album mythique de Joy Division, Unknown Pleasures. Joe Talbot, leader du groupe de Bristol IDLES, nous fait ici l’honneur d’un texte, que nous publions en français et dans sa version originale, dans lequel il revient sur l’impact décisif que ce disque iconique a eu sur sa vie.
“Tandis que s’ouvre avec Disorder l’un des solos de batterie les plus puissants et mythiques de tous les temps, mes poils se dressent et une poussée d’adrénaline me saisit. Les guitares transpercent ensuite la chanson comme des lances, et le timbre de voix crépusculaire d’Ian Curtis vient se heurter à un premier vers plein de vulnérabilité : “I’ve been waiting for a guide to come and take me by the hand.” Ce choc entre la toute-puissance et l’impuissance de l’enfance résonne si bien dans les débuts de Joy Division, que je l’ai porté en moi toute ma vie. Comme un écho au sentiment de n’être qu’un petit garçon dans le corps d’un adulte, avec l’idée que nous ignorons peut-être trop souvent l’enfant qui est en nous pour être capables de supporter les coups de semonce perpétuels de l’époque.
Bien entendu, beaucoup de groupes et d’albums se sont succédés depuis Joy Division et Unknown Pleasures, mais j’ai le sentiment que, comme la plupart des œuvres d’art les plus intenses, il y a eu ici un télescopage funeste et hasardeux de prises de conscience et d’instants qui ne pourront jamais se répéter. L’un des catalyseurs aura été la situation socio-économique de la Grande-Bretagne à l’époque de la création de Joy Division : une bombe à retardement industrielle, accompagnée de troubles sociaux émaillant de toutes parts, et une agitation culturelle à Manchester incarnée par cette langue acérée du nord de l’Angleterre, exaltant un stoïcisme romantique et une pensée désespérée. Unknown Pleasures parle de ce marasme, la batterie et la basse battant le pavé comme un cortège mécanique, suivant la marche de la protestation avant de ralentir, le temps d’une flânerie déviante.
Days of The Lords pose la question dès la deuxième plage : “When will it end ?” Evidemment, ce n’est pas là que ça se termine. Au contraire ; ça repart de plus belle avec la cadence plus réfléchie et provocante de New Dawn Fades, faisant le lien avec le reste d’un album qui ne cessera de faire valser les images menaçantes et frénétiques jusqu’à sa dernière chanson. Je ne quitte jamais ce moment ; cette fracture dans le temps lorsque Unknown Pleasures s’est créé.
Car Unknown Pleasures a émergé de collisions : celle de la rencontre entre les tourments et la détermination de Curtis avec la cacophonie de Factory Records dans un climat agité, de la folie et de la volonté, stupéfiantes, de Martin Hannett ou encore de la beauté, modeste et puissante, de l’image de couverture de Peter Saville. Chacun avait son rôle à jouer. Peu importe, ce n’est pas de là que vient la pertinence de cet album, mais de l’impact de ces entrechoquements et de ce qui a suivi après. Le monde de la musique ne serait plus jamais le même. Après cela, une flopée de groupes se sont mis à porter des trench coats et des brogues en se fondant dans un paysage industriel lors des séances photo. D’autres ont voyagé à travers l’Amérique en lisant Sur la route, paire de mocassins aux pieds, pour se retrouver en miroir dans le texte, tandis qu’à l’écoute de Is This It, nombreux ont acheté une paire de Chuck Taylor et enfilé un t-shirt vintage dans un geste mimétique. Ces collisions momentanées, ces “Unknown Pleasures”, n’arrivent qu’une fois dans une vie et c’est pour cela qu’elles sont merveilleuses. Et c’est aussi pour cela que je ne serai plus jamais le même.”
Traduction : François Moreau
(Merci à Raphaëlle Berlanda-Beauvallet pour la relecture)
“As Disorder opens with one of the most distinctive and potent drum fills of all time, my hairs stand on end and a surge of adrenalin completes me. The guitars cut through the song like spears and Ian Curtis’ominous timbre is met with an opening line of vulnerability ; “I’ve been waiting for a guide to come and take me by the hand”. That meeting of power and child-like powerlessness bellows throughout Joy Division’s debut so perfectly that it has carried through my life and echoed the sense that I am often a boy in a man’s body and that maybe we are all too often ignoring the children within us to keep up with today’s perpetual hammering.
Of course, many bands and albums have come and gone since Joy Division and Unknown Pleasures but I feel, like all “poignant” works of art, there is a lucky and catastrophic collision of minds and moments that can never be repeated : one catalyst was the socio-economic climate in Britain at the time of Joy Division’s conception, a baron industrial time bomb with civil unrest brimming from all corners and a cultural scene in Manchester that embodied that cut-throat tongue of the North of England ; defiant with romantic stoicism and desperate reflection. Unknown Pleasures spoke of those times, the drum and bass pushing hard like a mechanical cortege following discontent only to slow occasionally with a deviant saunter.
Day of The Lords asking “When will it end ?” by the second song, of course, it doesn’t end there but picks itself back up with a more reflective and defiant cadence in New Dawn Fades that rallies toward the rest of the album which continues to dance between ominous and frenzied vignettes to its last song. Not once do I leave that moment, that collision in time when Unkown Pleasures was formed.
Unknown Pleasures formed of a collision : Curtis’inner turmoil and determination met with the cacophony of Factory Records in a climate of unrest, the staggering will and lunacy of Martin Hannet or the sheer simplistic beauty and power of Peter Saville’s cover image. They all had a part to play, but no matter what it was, the relevancy of the album doesn’t come from it’s components but the impact of the collision and what came after it. Music will never be the same again. After it many bands would wear trench coats, brogues and steep themselves in industrial scenery for photoshoots. After On The Road many would travel across America in a pair of moccasins to find themselves on paper and after Is This It many would buy a pair of Chuck Taylor’s and don a vintage t-shirt but all would render imitations. Those momentary collisions, those “Unknown Pleasures” will only ever happen once and that is why they’re beautiful and why I will never be the same again.”
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