Au Japon, près de 50 % des étudiant.e.s seraient victimes de “shukatsu sekuhara”, soit des faits d’harcèlement ou d’agression sexuelle lors d’un entretien d’embauche. Mercredi 18 décembre, la journaliste Shiori Ito a gagné sa plainte au civil contre celui qu’elle accuse de viol lors d’un rendez-vous professionnel. Un tournant pour la reconnaissance des victimes.
Ce soir-là, Shiori Ito pensait se rendre à un rendez-vous professionnel. Aspirante journaliste, elle avait 25 ans lors des faits présumés (30 aujourd’hui) et devait rencontrer Noriyuki Yamaguchi, chef du bureau de Washington de la chaine TBS (Tokyo Broadcast system television), accessoirement biographe du Premier ministre Shinzo Abe. Il lui propose alors de le rejoindre dans un restaurant de sushis de la capitale, pour signer des documents concernant une demande de stage.
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Elle boit quelques verres en sa compagnie, puis c’est le trou noir. “Tout ce dont je me souviens, c’est d’avoir perdu connaissance dans les toilettes du restaurant. Puis de m’être réveillée par cette intense douleur.” Endolorie et terrorisée, Shiori Ito réalisera qu’elle est dans une chambre d’hôtel. Celle du journaliste, qui, raconte-t-elle, se trouve allongé sur elle, en train de la violer. La jeune femme est persuadée d’avoir été droguée à son insu pendant le dîner.
Son courage extraordinaire la poussera à réclamer justice et à demander réparation publiquement, malgré les conséquences d’une telle mise en accusation dans un pays où les victimes de violences sexuelles ont pour habitude de se taire. S’en suivront insultes, humiliations, qu’elle subira depuis Londres, où elle a dû s’exiler. Depuis la Grande-Bretagne, elle continuera de se battre et de dénoncer le manque cruel de soutien aux victimes de viols dans l’archipel, de clamer haut et fort qu’elle n’est que l’arbre qui cache la forêt. Elle publiera un livre sur son histoire, intitulé Black Box.
Si le taux de crimes sexuels est bas au Japon, c’est parce que “moins de 5 % des victimes de viols osent porter plainte”. Et pour celles qui osent le faire, c’est un véritable parcours du combattant. “Lorsque j’ai signalé mon agression, la première chose que la police m’a dite c’est : ‘Cela arrive souvent, nous ne pouvons pas enquêter sur ce type d’affaires.’” Après cinq ans de combat acharné, elle a remporté ce mercredi 18 décembre son procès civil contre son agresseur présumé, qui a été condamné à lui verser 3,3 millions de yens (27 000 euros) de dommages et intérêts, le jugement précisant que la jeune femme avait “été forcée d’avoir une relation sexuelle non protégée, tout en étant dans un état inconscient” (ses accusations de viol n’ont pour autant pas donné lieu à une inculpation de son agresseur présumé – du fait, selon elle, des liens de ce dernier avec le Premier ministre -, la journaliste a donc dû se contenter d’une plainte au civil). Un geste fort pour une telle affaire. “Je suis surprise par le verdict, je suis heureuse d’avoir été entendue”, commente Shiori Ito, très émue.
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La voie vers une timide révolution pour les Japonaises ?
Violences et agressions sexuelles restent un tabou très ancré dans l’archipel, où les victimes ont appris à se taire et à subir. Parler, c’est jeter l’opprobre sur son nom, sa réputation, celle de ses proches. C’est aussi se fermer les portes d’une entreprise ou d’un domaine professionnel entier. Selon un sondage réalisé cette année par le Business insider’s Japan, plus de 50 % des étudiants japonais, dont une large majorité de jeunes femmes, seraient victimes de harcèlement ou d’agression sexuelles dans le cadre de la recherche d’un emploi.
Comme Shiori Ito, alors qu’elles pensent se rendre à un rendez-vous professionnel, elles se retrouvent prises au piège d’un recruteur malintentionné. Au Japon, il est très fréquent de voir les entreprises démarcher les étudiants directement dans les campus afin de leur proposer de participer à des commissions d’embauche pour des contrats à durée indéterminée, et ce, dès la sortie de l’université – c’est ce que l’on appelle le shukatsu. Et même dans ce cadre très officiel, elles ne sont pas protégées.
Shiori Ito aurait-elle ouvert la voie d’une timide révolution pour les Japonaises ? Direction Shibuya, à Tokyo, un samedi soir. La lumière des écrans éblouit, la musique pop hurle dans les enceintes, et des milliers de personnes se croisent dans le célèbre carrefour piéton de la capitale, pour aller dîner, danser, boire un verre. Une trentaine d’étudiants équipés de pancartes et de mégaphones s’époumonent et exigent la fin du « shukatsu sekuhara ». Lunettes noires et bonnets de laine enfoncés sur la tête, les inquiétudes restent profondes. “J’ai peur des conséquences pour mon avenir si l’on me reconnaît”, justifie l’une des jeunes femmes présentes. Kaori Hayashi, professeure à l’Université de Tokyo et cofondatrice du Safe Campus network, comprend les craintes : “Ces jeunes femmes qui osent parler en public mettent indéniablement en péril leurs chances de trouver un emploi dans l’archipel…”
Investie dans l’ONG Voice Up Japan, Wakana Kato n’est plus étudiante, mais tient à manifester par soutien. “L’affaire de Shiori Ito est la pire forme de ‘shukatsu sekuhara’ possible. Personne ne devrait subir ce qu’elle a vécu. Il faut que cela s’arrête et c’est pour cela que nous demandons au gouvernement une meilleure protection pour les étudiants.” Au Japon, les commentaires sexistes semblent être selon elle monnaie courante dans ce type d’entretiens professionnels : “Certains commentent ces missions non adaptées pour les femmes” ou des “tenues vestimentaires des étudiantes qui attisent le désir. Certaines ont confié s’être vu proposer un poste en échange de faveurs sexuelles. Le problème est extrêmement sérieux et il n’existe aucune protection légale pour les victimes, qui ne sont soutenues ni par le gouvernement, ni par les entreprises.”
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“Les étudiantes les plus brillantes sont réduites à leurs sexes”
Le groupe de manifestants se veut préventif et incite les victimes à s’exprimer publiquement afin de pouvoir dresser un état des lieux de la situation, qu’il remettra au gouvernement. Parmi les témoignages recensés, Chisato Yamashita, 20 ans, membre de Safe Campus network et de Voice Up Japan, raconte : “J’ai été invitée au domicile du recruteur, car il voulait me montrer des notes qu’il avait soi-disant oubliées chez lui. Il m’a encouragée à boire de l’alcool. J’ai commencé à perdre conscience, et il a entrepris de me caresser, à faire des commentaires sur mon physique qui ont heurté ma dignité… Aujourd’hui, j’ai abandonné ma recherche d’emploi.”
Une autre explique, que durant l’année où elle a cherché un emploi, “80 % des recruteurs m’ont demandé si j’avais un petit ami : une jeune femme qui a une relation sérieuse voit ses chances d’embauche s’amoindrir, car on anticipe le fait qu’elle va vouloir quitter l’entreprise pour se marier et fonder une famille.” Mari Miura, professeure à l’Université de Sophia et cofondatrice du Safe Campus network : “Pour les recruteurs, poser ce genre de questions est juste une manière de détendre l’atmosphère, ils ne voient pas le mal et ne comprennent pas en quoi leur comportement est totalement inapproprié, c’est grave !”
Autre manifestante, Rhea Endo, 19 ans, ajoute : “Les étudiantes les plus brillantes sont réduites à leurs sexes. Certaines nous ont confié souffrir de dépression et de pensées suicidaires. Il s’agit d’un cas de violation des droits humains.” Chisato Yamashita dénonce les applications de rencontres professionnelles, populaires au Japon, dont la réclame est omniprésente dans les métros de Tokyo. Téléchargées, “leurs interfaces ressemblent à s’y méprendre à des applications de rencontres amoureuses et nourrissent l’ambiguïté. De plus, le recruteur n’est ni obligé de s’y inscrire sous son vrai nom, ni d’afficher sa photo. Certaines de ces applications ne sont ouvertes qu’aux postulantes féminines…” En 2019, l’affaire d’un recruteur d’une grande entreprise, arrêté car suspecté d’avoir violé une étudiante rencontrée par le biais de l’une de ces applications, avait fait les gros titres de l’archipel.
“Si j’ai décidé de devenir activiste, c’est parce que je n’ai aucune intention de faire carrière au Japon : je parle pour mes amies, réduites au silence, reconnaît, amère, Chisato Yamashita. Une de mes amies a été agressée, mais elle a eu peur de porter plainte. Lorsque j’ai demandé à mon campus qu’elles étaient les recours possibles pour l’aider, on m’a répondu qu’il n’existait pas de système de protection. J’étais révoltée.”
Le Forum économique mondial vient de publier le classement des pays selon leurs actions réalisées en matière d’égalité des sexes. 110e sur 153 en 2018, le Japon a dégringolé à la 121e place en 2019.
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