Après plus de 70 ans d’existence, Tati va remballer sa toile vichy rose. Seul le point de vente de Barbès, à Paris, servira de réminiscence à ce commerce multiculturel et interclasse qui raconte l’histoire bis d’une mode parisienne.
Inscrit en lettres bleu nuit, le nom « Tati » devait briller jusqu’aux yeux de ceux qui arrivaient depuis le métro aérien. Surnommé “Les Galeries Lafayette du pauvre” par son fondateur Jules Ouaki, ce lieu, créé en 1948, proposait en ces temps d’après-guerre ce dont avait besoin la population. Rapidement, les bacs à fouille déposés le long du Boulevard de Rochechouart, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, attirent les curieux qui achètent aléatoirement soutiens-gorge, fringues à quatre balles, casseroles, et bouddhas fantaisie – offrant ainsi un spectacle de la consommation en plein air.
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La popularité du magasin rattrape l’enseigne abordable, qui finira même par être inscrite dans les guides touristiques. Le Figaro décrit dès 1987 “une institution parisienne qui a fait se déplacer trente-cinq millions de visiteurs par an”. Après le décès de Jules Ouaki, en 1982, le magasin multiplie les franchises : Tati Or, Voyage, Optique, une boutique de mariée sur la Cinquième avenue (New York)… “La folie des grandeurs”, selon certains membres du magasin, qui regrettent à l’époque ce tourbillon dans lequel s’est retrouvé emporté le concept originel.
L’enseigne sera finalement placée en redressement judiciaire en 2017, la même année étant marquée par son rachat par le groupe du PDG de Gifi. Résultat, selon les Echos : 188 suppressions d’emploi, 49 magasins passant sous pavillon Gifi, 30 reprises par un collectif de managers, et 13 fermetures complètes en 2020 – Business insider parle de son côté de la possible arrivée d’une nouvelle enseigne. Seul le point de vente de Barbès restera ouvert. Son aura survivra-t-elle à de tels bouleversements ?
“Tati semble partager avec Yves Saint Laurent, Chanel ou Dior, le privilège de faire partie de notre ‘patrimoine’ et participe, selon d’autres logiques mais avec autant de popularité, à l’image de Paris. Grâce à Tati et à son développement au fil des années, Barbès est passé d’un simple nom de lieu désignant exclusivement un quartier et ses habitants à la désignation d’une certaine atmosphère urbaine, connotant un certain type de commerce et de clientèle”, explique aux Inrockuptibles l’anthropologue Emmanuelle Lallement, qui a écrit plusieurs travaux sur le sujet, dont notamment l’article Tati et Barbès : Différence et égalité à tous les étages dans la revue Ethnologie française (2005).
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La rue est à nous
Archétype d’un monde urbain cosmopolite, Tati fait histoire et rationalise au fil des années les codes qui forgent son authenticité et son originalité. Si les ventes s’écroulent, Tati vend un symbole. En 2014, un sweat à 9€99 estampillé “Barbès” devient un hit, en clin d’œil aux créations Vans, Louis Vuitton et Céline qui reprennent l’imprimé quadrillé du logo démocratique. Préférant le « cheap » au « chic », Tati, dont la première ligne de prêt-à-porter au début des années 1990 s’appelait “La rue est à nous”, est-il la substantifique moelle « de la rue » dans la capitale de la mode ?
“Tati est un lieu où les gens ne viennent pas consommer dans un but de distinction. C’est un espace de mixité sociale, qui crée du commun. Les individus circulent de manière anonyme entre les rayons toujours pleins : tous sont là pour les bonnes affaires. La situation marchande offre un champ des possibles identitaires à cette foule bigarrée, qui se rencontre dans le cadre d’une relation achat/vente et qui est caractéristique de Barbès. Ici, la possibilité d’affirmer ou non sa différence engendre de fait une situation égalitaire”, analyse Emmanuelle Lallement.
Le duo Barbès-Tati participe alors à la réécriture d’une histoire de la modernité, faisant écho aux flâneries de l’essayiste Walter Benjamin qui, au début du XXe siècle, estimait que le spectacle des vitrines signait déjà l’entrée de nos sociétés dans le capitalisme.
“Tati, c’est l’invention d’une scénographie, d’une nouvelle spectacularisation de la marchandise : on invite à toucher, les vitrines sont chargées, les trottoirs sont investis : la frontière entre espace public et espace marchand est poreuse”, nous explique l’anthropologue. Aujourd’hui, la rue reste symboliquement l’espace vers lequel regardent les employés du magasin.
“Dans les années 1980, les gens faisaient la queue jusqu’au métro. Les rues étaient colorées du motif à carreau. Aujourd’hui, les clichés pris par ceux qui restent témoignent d’un vide”, assure un ancien employé. Pourtant, ce marché géant de la mobilité sociale continue d’assurer un rôle singulier à l’égard de Paris. Celui-ci dépasse la fonction marchande ou publicitaire d’un magasin lambda pour questionner la mode, dont il est devenu le satellite.
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La street-fashion : une mode post-Tati ?
A commencer par sa vision avant-garde d’un streetwear allant à la rencontre du luxe. En 1991, déjà, l’enseigne collaborait avec Azzedine Alaïa autour de pièces maintenant exposées dans la fondation du même nom. De nos jours, la dernière boutique Tati continue d’inspirer : nombre de jeunes marques basées dans le quartier, comme maison Chateau Rouge, y font référence dans leur travail, comme un symbole.
“Je viens du XIXe arrondissement, donc il était important d’intégrer le symbole du quartier à ma marque. De fait, les images de la première campagne sont éclairées par les lumières de Tati. L’ancrage dans la localité permet de se distinguer : on se nourrit du symbole et de l’imaginaire auquel il appartient, mais il s’agit également de « rendre » au quartier : nos égéries sont majoritairement d’ici, et le tiers de notre production est fait à la Goutte d’Or”, explique Thomas Traoré, fondateur de la marque Isakin Paris, basée non loin du métro Barbès.
Ainsi, plus qu’une scène de la vie parisienne, Tati lègue une scène de la mode. “Tati, c’est un point de ralliement qui met en avant un lien social. C’est aussi un lieu dont la popularité permet aux gens de découvrir le quartier. C’est la première grande surface populaire excentrée du cœur historique de Paris, où l’on remplit les valises de vêtements pour les ramener au pays. C’est le cliché du tonton du bled du 113, qui témoigne de la portée sociale du lieu. Barbès sans Tati, c’est s’ôter de cette histoire”, conclut Thomas Traoré.
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